Dans Carte noire nommée désir, l’artiste française d’origine martiniquaise Rébecca Chaillon s’attaque à déconstruire et dénoncer les nombreux clichés qui collent à la peau des femmes racisées. Le résultat, spectaculaire sur le plan scénique, reste tout de même assez sage dans le propos.

Le spectacle est arrivé au Festival TransAmériques (FTA) porté par une odeur de soufre. Il faut savoir que lors de son passage au Festival d’Avignon, en 2023, Carte noire nommée désir a soulevé la controverse. Des spectateurs se sont indignés devant certaines scènes ; une interprète a été victime de violence physique. Et la droite française, Éric Zemmour en tête, a crié au racisme antiblanc… sans pour autant avoir vu le spectacle.

On s’attendait donc à être fortement bousculée par cette proposition de Rébecca Chaillon, reconnue outre-Atlantique pour ses prises de position tranchées et sa façon bien à elle d’envoyer valser tous les codes du théâtre.

Mais que ceux et celles qui s’inquiètent de se faire lancer au visage leurs quatre vérités se rassurent : Carte noire nommée désir n’est pas un spectacle aussi radical que pourraient le laisser croire les réactions outrées.

Dès l’entrée en scène, on comprend toutefois que Rébecca Chaillon et sa bande vont dicter les règles de la soirée. En fond de scène, faisant face aux gradins de l’Usine C, de confortables fauteuils en cuir attendaient un public trié sur le volet : femmes et personnes non binaires noires ou métissées. Une façon frontale – et géniale – de démontrer la notion de privilège dont jouissent depuis longtemps en Occident les Blancs, et en particulier les hommes.

Tout au long du spectacle, les interprètes vont livrer des passages de leur texte en regardant bien droit dans les yeux ces femmes, ces « sœurs » qui savent jusque dans leur chair ce que le racisme et le sexisme peuvent faire comme dommages.

Pendant près de trois heures – sans entracte –, les huit interprètes vont se donner corps et âme pour dénoncer ces étiquettes qu’on accole aux femmes racisées, au point de parfois leur faire perdre de vue leur propre identité. Femme de ménage au service du prochain, nounou payée une bouchée de pain, objet de désir sexuel pour humains en mal d’exotisme…

Pour ce faire, elles vont aller jusqu’à frotter avec leurs hanches nues le plancher de la scène, se couvrir de caramel sucré et de poudre de cacao, grimper sur d’immenses tresses suspendues ou embrocher des poupées pour signaler leur ras-le-bol d’être la gardienne de tous ces enfants que des parents trop occupés leur demandent d’élever contre quelques dollars.

PHOTO MARIKEL LAHANA, FOURNIE PAR LE FTA

L’autrice, metteure en scène et performeuse française Rébecca Chaillon

L’intelligence scénique de Rébecca Chaillon frappe sans conteste l’imagination. L’artiste n’est pas de ceux à faire dans la dentelle pour ménager les sensibilités.

Elle fume un joint sur scène – et à l’odeur, ce n’est pas du toc –, expose son corps généreux dans ses plus intimes parties. Elle orchestre de plus des scènes de groupe puissantes où les unes lancent de la nourriture au visage des autres. On est ici face à une voix unique – et très sarcastique – capable de réunir avec brio théâtre, arts visuels, performance, musique et danse dans un seul spectacle.

Au-delà de l’image

Toutefois, le texte, plutôt poétique, reste assez inoffensif.

Entre les petites annonces délirantes d’hommes à la recherche de leur « perle noire » et le jeu de mimes à saveur colonialiste, les électrochocs sont rares. Le festivalier du FTA le moindrement ouvert d’esprit aurait pu être davantage placé devant ses inévitables biais ; le ton aurait pu être plus incisif, sans être pour autant accusateur. Bref, on aurait voulu sortir de l’Usine C en étant secoué. Ce n’est pas arrivé.

Rébecca Chaillon souhaitait avec Carte noire nommée désir décoloniser les esprits. Elle y arrive à moitié.

N’empêche, cette performeuse engagée nous a fait par moments ouvrir les yeux bien grands avec son audace scénique. Nous retiendrons son nom. Elle a, on le sent, encore bien des choses à dire.

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Carte noire nommée désir

Carte noire nommée désir

Texte et mise en scène de Rébecca Chaillon. Avec huit interprètes.

Usine C, Jusqu’au 26 mai

6,5/10