Les temps sont durs pour les penseurs. Le cogito de Descartes, « je pense donc je suis », est devenu « je pense donc j’ai raison ». L’humanité se divise en tribus et en sous-groupes d’appartenance, finement définis par leurs croyances et leurs identités multiples.

Voilà ce qu’apprendra péniblement Rachel Wolff dans Docteure, une pièce coup-de-poing de Robert Icke, à l’affiche chez Duceppe. Avec la magistrale Pascale Montpetit dans le rôle d’une médecin en cheffe, dévouée à son travail et à la science ! Durant plus de deux heures, ce spectacle tient constamment notre esprit éveillé. Et soulève de belles discussions à la tombée du rideau.

Lorsqu’un prêtre débarque dans son hôpital pour donner l’extrême-onction à une adolescente en fin de vie, la docteure Wolff va le rabrouer brusquement, sous prétexte qu’aucune note au dossier n’indique que sa patiente est… catholique. S’ensuit un belliqueux échange opposant la foi et la raison.

PHOTO DANNY TAILLON, FOURNIE PAR LA PRODUCTION

Confrontée par des collègues qui craignent que son attitude nuise à la réputation de l’institut médical, la Dre Wolff verra ses valeurs et son éthique médicale remises en question.

Or, le prêtre enregistre l’échange houleux sur son téléphone. L’enregistrement sera diffusé sur les réseaux sociaux. Puis l’affaire fera boule de neige. Confrontée par des collègues qui craignent que son attitude nuise à la réputation de l’institut médical (et au financement d’un projet d’agrandissement), la Dre Wolff qualifie l’incident « de tempête dans un verre d’eau ».

Suivra une pétition en ligne qui affirme que « les patients chrétiens ont besoin de médecins chrétiens »… Wolff, de confession juive, réalisera que ses valeurs et son éthique médicale ne tiennent plus face à la crise. Elle va démissionner « temporairement ».

Raison et passion

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Une scène de Docteure

Docteure, créée à Londres en 2019, est librement adaptée de Professor Bernhardi, une pièce peu connue et écrite il y a un siècle par l’Autrichien Arthur Schnitzler. Son adaptation est l’illustration que plus ça change… plus l’état du monde est pareil. Certes, les enjeux évoluent, mais le débat demeure trop souvent stérile. Fanatisme, extrémisme religieux, magouille politique, folie identitaire… La cour humaine déborde d’exemples où l’esprit cartésien doit se replier devant les dérives idéologiques.

Docteure s’ouvre sur une question d’éthique médicale pour mieux aborder divers enjeux actuels : l’avortement, les divisions raciales et postcoloniales, la quête identitaire et, bien sûr, la place de la religion. L’auteur signe un « thriller moral » dans lequel la multiplicité des points de vue est exposée. Il fait rebondir les conflits d’idées et de valeurs entre les protagonistes. Ceux-ci s’affrontent comme dans une joute sportive. À l’exception qu’ici, il n’y a pas de gagnants ni de perdants.

Débat et préjugés

Dans une scène très réussie, Rachel est invitée à une émission d’affaires publiques, Au cœur du débat. Prise au piège au milieu d’une tribune hostile, formée par un avocat catholique antiavortement, un membre du Congrès juif, une militante woke, une experte des préjugés inconscients, une chercheuse universitaire postcoloniale, Wolff n’arrivera pas à argumenter avec ses adversaires télévisuels. Elle perdra ce faux débat. Quand la raison fout le camp, le charabia devient le langage commun et triomphe.

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Tania Kontoyanni et Pascale Montpetit dans Docteure

Marie-Ève Milot a fort habilement mis en scène cette production, sans entracte ni temps mort. Sauf sa finale, un peu ratée, où elle juxtapose un dialogue percutant, avec Rachel et le père, perdus au fond du décor, avec une multitude anonyme qui traverse le plateau, de cour à jardin, comme dans un spectacle de Pina Bausch...

C’est notre unique bémol. Car ce spectacle est à voir absolument ! Tous les interprètes sont fantastiques ! Mention spéciale à Pascale Montpetit. La comédienne livre une performance hors du commun dans le rôle exigeant de la Dre Wolff. Une femme pour qui la médecine est un baume sur les souffrances de l’humanité. Même au sacrifice de sa vie personnelle.

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Docteure

Docteure

Une pièce de Robert Icke.
Traduction de The Doctor par Fanny Britt.
Mise en scène : Marie-Ève Milot.
Avec Pascale Montpetit et 10 autres interprètes.

Chez Duceppe, Jusqu’au 18 novembre

8/10