André Brassard, considéré comme un maître de la mise en scène du Québec contemporain, est mort mardi soir des suites d’une longue maladie. Âgé de 76 ans, l’homme de théâtre était hospitalisé depuis plusieurs semaines. La nouvelle a été confirmée à La Presse par Alice Ronfard, amie de longue date.

L’annonce a provoqué une onde de choc. Sur les réseaux sociaux, le premier ministre François Legault a souligné la perte d’un « grand metteur en scène qui a créé la majorité des pièces de son complice, Michel Tremblay ».

« Ton immense talent, ton intelligence supérieure et ton regard sur le monde nous manqueront », a pour sa part écrit Danièle Lorain qui, comme sa mère, Denise Filiatrault, a travaillé auprès d’André Brassard. Sur sa page Facebook, le théâtre Duceppe a parlé d’une « perte immense pour le monde du théâtre québécois ».

Influenceur rebelle

Artiste cultivé et curieux, André Brassard était un génie de la mise en scène. Durant sa grande période créative, des années 1960 à 1990, il a inventé un langage, une esthétique et une pratique scénique inégalés au Québec jusqu’à l’arrivée d’un certain Robert Lepage. Homme intelligent et brillant, d’une franchise parfois brutale, il était un artiste anticonformiste. C’est connu, Brassard aimait désobéir. Dans sa vie comme dans son art.

André Brassard a influencé des générations de créateurs. Grâce à lui (et à Michel Tremblay), le théâtre québécois a cessé d’entretenir un complexe d’infériorité par rapport à l’Europe. Dans le milieu, Brassard jouait le méchant, le révolté, le rebelle, à l’image de Jean Genet, son idole.

« Ce n’est pas une vertu : c’est parce que je suis, et que j’ai toujours été, incapable d’obéir. Si on me demande de faire telle chose, je dois savoir pourquoi », disait-il en entrevue au journal Voir en 1998, dans le cadre des 30 ans de la création des Belles-sœurs.

« S’il y a une porte fermée, c’est là que je vais aller voir », avait-il encore confié, en 2010, à notre collègue Alexandre Vigneault. Il parlait aussi de son rapport amour-haine avec le milieu théâtral : « C’est parce qu’on est dans un milieu de bullshit et moi, j’haïs ça, la bullshit. Je ne serai jamais élu Miss Canada, je n’ai pas de réputation à sauvegarder. »

L’art comme baume

André Brassard est né en 1946 à Montréal d’une « fille-mère ». Un scandale à l’époque où le Québec baigne dans l’eau bénite ! Pour sauver l’honneur de la famille, le bébé est confié à un oncle et une tante. Durant toute son enfance, sa vraie mère se fait passer pour sa tante et ne lui manifeste jamais d’affection… sauf quand elle est seule avec son fils. Avec pour conséquence « un déficit considérable de caresses », confiera-t-il, adulte. « Mon histoire est compliquée, mais je me sens comme un orphelin. » Pour panser les blessures de son enfance, Brassard trouvera un baume dans l’art… mais aussi dans les paradis artificiels.

Adolescent, Brassard s’initie aux planches au collège Sainte-Marie. En septième année, il monte le premier acte du Malade imaginaire. Pour y arriver, il appelle l’acteur vedette de l’époque, Jean Gascon. Le jeune élève veut les conseils du directeur du Théâtre du Nouveau Monde. En 1965, à 19 ans, Brassard signe sa première (vraie) mise en scène pour la troupe amateur Les saltimbanques, avec Messe noire. L’année suivante, il fonde le Mouvement contemporain. Il monte déjà Genet, Les bonnes, pour sa muse et amie Rita Lafontaine. L’actrice lui présente alors un gringalet croisé dans les salles de théâtre amateur, un linotypiste qui aimerait devenir auteur : Michel Tremblay. Le reste fait partie de l’Histoire.

PHOTO RENÉ PICARD, ARCHIVES LA PRESSE

André Brassard en discussion avec la comédienne Denise Filliatrault, lors d’une répétition de la pièce Les belles-sœurs, en octobre 1973

En juillet 1965, Tremblay et Brassard vont voir Caïn, de Pierre Patry, au Théâtre St-Denis. Et ils détestent ce film du réalisateur québécois d’avant-garde. Bien qu’ils apprécient sa réalisation, les deux jeunes hommes sont exaspérés par la langue parlée à l’écran : un croisement entre le parisianisme et le français parlé au Québec ; « un français du milieu de l’Atlantique », ironisent-ils. L’idée d’une pièce populaire, en joual montréalais, germe alors dans le cerveau de Michel Tremblay. Trois semaines plus tard, l’auteur fait lire une première version des Belles-sœurs à Brassard. Mais trois ans s’écouleront avant qu’une compagnie, le Rideau Vert, produise la pièce mettant en scène 15 femmes.

Le duo Brassard-Tremblay 

En août 1968, la création de la pièce au Rideau Vert a l’effet d’une bombe artistique ! Une détonation qui se fera sentir durant plusieurs décennies. « Je me suis parfois demandé ce que je serais devenu s’il n’y avait pas eu cette œuvre sur mon chemin », a écrit Brassard dans sa préface du livre de Mario Girard, Les belles-sœurs : L’œuvre qui a tout changé. « J’aurais sans doute dirigé un petit théâtre et fait des mises en scène. Mais d’avoir eu dans ma vie un auteur avec lequel j’avais envie de travailler a donné une direction privilégiée à mon parcours. »

PHOTO FOURNIE PAR LES PRODUCTIONS CARLE-LAMY

Michel Tremblay et André Brassard à l’époque du film Il était une fois dans l’Est, en 1974

Le tandem régnera ainsi sur le théâtre québécois durant des décennies, avec des créations à la chaîne : Demain matin, Montréal m’attend, Hosanna, La Duchesse de Langeais, À toi, pour toujours, ta Marie-Lou, Bonjour, là, bonjour, Sainte Carmen de la Main, Albertine en cinq temps, Le vrai monde ? Durant 35 ans, il signe TOUTES les créations du prolifique Tremblay.

Outre sa complicité avec l’œuvre de Michel Tremblay, le metteur en scène monte aussi des classiques : Euripide, Shakespeare, Racine, Tchekhov, Beckett. Dans les années 1980, il signe la création de pièces phares de Michel Marc Bouchard, de Normand Chaurette et, plus tard, d’Olivier Choinière.

André Brassard a aussi participé à la fondation du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, en 1968. Il a dirigé le Théâtre français du Centre national des arts de 1983 à 1989. Durant huit ans, il a piloté la section française de l’École nationale de théâtre du Canada. Au cinéma dans les années 1970, il a réalisé les films cultes Françoise Durocher, waitress, Le soleil se lève en retard et Il était une fois dans l’Est.

En 1999, sa carrière sera brutalement interrompue par la maladie (un accident vasculaire cérébral). Elle s’arrêtera pour de bon en 2009, à l’Espace Go, avec sa mise en scène d’Oh les beaux jours !, avec Andrée Lachapelle, « ce cadeau du bon Dieu à l’humanité souffrante », aimait-il dire à propos de l’actrice disparue en novembre 2019.

Un coming out et une controverse

Au printemps 1972, Brassard se rend en France avec Tremblay. Ils présentent au Festival de Cannes leur film Il était une fois dans l’Est. En conférence de presse, un journaliste français leur pose une question tendancieuse : « Pourquoi êtes-vous attirés par les marginaux ? » La réponse franche de Brassard : « Probablement parce qu’on est homosexuels. »

PHOTO ARCHIVES LA PRESSE

Scène du film Il était une fois dans l’Est (1974), d’André Brassard

À l’époque, personne ne parlait de son orientation sexuelle en public. Le geste des deux artistes semble héroïque aux yeux des pionniers de la cause LGBTQ+. Toutefois, son attirance pour les (trop) jeunes hommes va rattraper Brassard huit ans plus tard. En 1975, des policiers perquisitionnent à son domicile et saisissent des photos de garçons et de jeunes hommes nus âgés de 14 à 20 ans faisant partie d’un réseau de prostitution. Brassard est condamné pour grossière indécence à 90 jours de prison répartis sur plusieurs fins de semaine.

Un AVC dévastateur

En 1999, Brassard a été victime d’un AVC qui va le clouer à son fauteuil. Il conserve toute sa tête, mais ses facultés physiques sont très diminuées. À 53 ans seulement, il ne sera plus jamais le même homme. « C’est embêtant, j’ai de la misère à lire, à réfléchir, confie-t-il à son biographe, Guillaume Corbeil. Je trouve que c’est cher payé pour mes folies de jeunesse. J’ai l’impression d’être un mort en sursis. S’il faut arrêter de vivre pour continuer à vivre, ça ne vaut pas la peine. »

Un an après son accident vasculaire cérébral, on lui décerne le prix Denise-Pelletier pour souligner sa contribution exceptionnelle aux arts d’interprétation et au théâtre québécois. En recevant son prix du gouvernement du Québec, André Brassard, frêle sur son fauteuil, la voix faible, chevrotante, cite Albert Camus : « Le seul pouvoir qu’on a, c’est d’empêcher, de ralentir la destruction du monde. »

En 2004, le metteur en scène reçoit un autre prix hommage à la soirée des Masques. La même année, il se confie à Wajdi Mouawad dans un livre d’entretiens, Je suis le méchant ! Pour Brassard, « le théâtre reste le seul endroit où des humains sont face à d’autres humains avec l’espoir qu’il pourrait se passer quelque chose », dit-il à l’actuel directeur du Théâtre de la Colline à Paris, qui a déjà été son élève à l’École nationale de théâtre.

À sa manière, André Brassard fut aussi un cadeau du ciel à notre humanité souffrante.