Magalie Lépine-Blondeau remonte dès le 15 mars sur les planches du Théâtre du Rideau-Vert, dans le rôle-titre de Mademoiselle Julie d’August Strindberg, dans une mise en scène de Serge Denoncourt. Une pièce qui a été annulée la veille de sa première, il y a exactement deux ans, et qui voit enfin le jour.

Marc Cassivi : Ça va bien ?

Magalie Lépine-Blondeau : Oui, ça va bien ! C’est la première fois que je peux affirmer ça en deux ans, sans faire semblant. [Rires] Je pense que ça va bien.

M. C. : Jouer au théâtre de nouveau te fait du bien ?

M. L.-B. : Ça me force à beaucoup de réflexion, parce que je ne veux pas être définie par mon travail. Mais c’est un prolongement de moi-même. C’est l’expression de ce que je suis. C’est comme mettre mes névroses au service de quelque chose de positif ! [Rires] Il faut bien qu’il y ait une raison à toute cette hypersensibilité. Sinon ça ne devient qu’un défaut.

M. C. : Retourner au théâtre m’a fait du bien…

M. L.-B. : Moi aussi. Ce n’est pas juste mon métier qui m’a manqué. Ça m’a manqué aussi comme spectatrice. On était là le même soir à Espace Go dernièrement [pour Les dix commandements de Dorothy Dix]. J’ai vraiment eu une vive émotion comme spectatrice. C’était palpable dans l’air, le bonheur de retourner au théâtre. Cet intangible est très difficile à nommer, mais il est concret quand même.

M. C. : Ça m’étonne moins de te l’entendre dire, parce que c’est ton métier. Mais la pandémie m’a fait réaliser que je tenais pour acquise cette accessibilité à l’art. Quand on nous l’enlève, tout d’un coup on prend toute la mesure de son importance dans notre vie.

M. L.-B. : Je ne sais pas si tu as vu la série Station 11. Ça se passe dans un monde postapocalyptique, après une pandémie. C’est surtout la réflexion sur la place que prend l’art quand tout le reste s’écroule qui est fascinante. Les personnages sont habités de cette quête, parce que créer ou sublimer le réel ensemble part d’une pulsion vitale. Je pense que, plus que jamais, on a réalisé à quel point on était grégaires. Même ceux qui se targuaient d’être solitaires comme moi. C’est une solitude choisie. J’aime ça, prendre congé des gens, mais je ne veux pas qu’on prenne congé de moi ! [Rires] Pas d’un point de vue narcissique ! Je ne veux pas prendre congé de la vie.

M. C. : Plusieurs pensent que l’art, c’est un peu superflu, que c’est l’extra que tu t’accordes quand tu as le loisir de te le permettre. Je comprends que si tu es en Ukraine aujourd’hui, peut-être que tu penses à autre chose. Mais pour moi, l’art fait partie de la vie.

M. L.-B. : Je ne suis pas tout à fait d’accord. C’est un peu ça que le gouvernement a martelé depuis deux ans : que les hôpitaux sont engorgés, donc l’heure n’est pas au divertissement. Mais l’art, ce n’est pas juste une récréation. C’est à la fois un refuge et une échappatoire. Tu as voyagé comme moi. Le concept de « demain », ici, on le tient pour acquis. Mais pour la plupart des humains sur la Terre, l’avenir est hyper précaire. Ce que vivent les plus jeunes générations avec la crise climatique, l’avenir, pour eux, ce n’est pas acquis. Mais penses-tu qu’on a cessé de chanter, de danser, de raconter des histoires, de faire des rituels ? Au contraire !

PHOTO FOURNIE PAR LE RIDEAU VERT

David Boutin et Magalie Lépine-Blondeau lors de la générale de Mademoiselle Julie, en mars 2020, juste avant le début de la pandémie

M. C. : J’ai eu la chance de voir une représentation unique de Mademoiselle Julie, il y a deux ans, alors que tout a été annulé à la veille de la première. Ç’a vraiment été un coup de cœur. J’ai écrit qu’il y avait quelque chose de doux-amer dans le fait que personne ne verrait la pièce avant longtemps. Tu disais que tu vivais ça comme une « peine d’amour »…

M. L.-B. : Tout s’est un peu cristallisé pour moi cette journée-là. Mademoiselle Julie est devenue le symbole de plein de choses pour moi. Premièrement, c’était un rêve de jouer un personnage comme celui-là. La teneur du rôle, sa complexité, sa densité. Moi, je suis trop vieille pour le personnage, mais jamais je n’aurais pu le jouer à 24 ans. Mademoiselle Julie est devenue, donc, au-delà même du rôle, le symbole pour moi de ce point d’orgue dans nos vies. On ne l’a pas tous vécu de la même façon, mais j’ai vraiment eu l’impression de retenir mon souffle. J’expire réellement pour la première fois depuis deux ans. Quand on est rentrés dans la salle, je savais que j’aurais une vive émotion de retrouver mon métier, mais je ne m’attendais pas à ce que mon corps réagisse comme ça. J’ai ouvert les portes de la salle – là encore, je suis vraiment émue quand j’y pense – et c’était tellement absurde, parce que évidemment le théâtre a vécu depuis deux ans, mais moi, je l’ai retrouvé exactement où on l’a laissé.

M. C. : Comme si tout ça avait été une parenthèse…

M. L.-B. : Le décor était au même endroit, la salle était vide comme quand on l’a quittée sans savoir quand on y reviendrait ou si on y reviendrait un jour. Les sièges n’ont pas pris un pli, le plancher n’a pas une égratignure de plus, alors que nous, on a ridé. C’est tellement étrange. On a pris conscience de plein de choses qu’on ne pensait pas vivre pendant ces deux années. Mes parents étaient dans la salle quand tu es venu. La menace était invisible, on ne la comprenait pas trop.

M. C. : On était particulièrement inquiets de ne rien savoir, au début…

M. L.-B. : On disait à mes parents qu’ils étaient vieux, pour la première fois de leur vie, parce que soudainement ils étaient à risque. On ne savait pas si on devait se serrer dans nos bras. Finalement, on l’a fait avec pudeur, puis ça a pris au moins un an avant que je reprenne mes parents dans mes bras. La valeur du toucher, son importance pour intégrer notre propre corps, pour en sentir les limites, mais aussi les frissons, tout ça nous a été bizarrement ravi. Surtout que moi, j’habite seule. C’était vraiment particulier. Mademoiselle Julie est devenue le symbole de ça pour moi. En même temps, évidemment, je suis tellement reconnaissante qu’on puisse reprendre le spectacle. Mais je pense, en toute humilité, qu’il va être vraiment meilleur qu’il y a deux ans, parce que j’y vois plein de significations auxquelles je n’avais pas pensé avant.

M. C. : Tu as ajouté des couches au personnage ?

M. L.-B. : Sans les chercher. Ça m’est apparu. Les personnages sont prisonniers. C’est un petit peu ce que je ressens depuis deux ans. Prisonnière de ma cage thoracique à ne pas être capable d’exprimer tout ce qui se passe à l’intérieur de ces petites côtes. Prisonnière de nos frontières. Je n’avais jamais autant pris conscience de ça.

L’Europe est en guerre et les frontières terrestres, on les accepte comme si c’était une loi de la nature alors que c’est une construction humaine. Ces frontières, il y en a plein et la pandémie les a exacerbées. Le clivage entre les classes sociales, les inégalités raciales, la violence faite aux femmes, toutes ces maltraitances qu’on s’inflige. La pandémie a été révélatrice de tout ça. C’est aussi de ça que parle la pièce. Je le voyais, mais je ne sais pas à quel point. Maintenant, ça me paraît tellement évident. Ça trouve beaucoup plus d’échos en moi qu’il y a deux ans.

Magalie Lépine-Blondeau

M. C. : Tu parlais de ce que le gouvernement martèle depuis deux ans. Quel regard poses-tu sur la place que nos dirigeants ont accordée à la culture ?

M. L.-B. : Ç’a été un deuil immense. Je l’ai particulièrement vécu en décembre dernier quand on a tout fermé. Je pense que les salles de théâtre étaient probablement les endroits les plus sûrs à fréquenter. Tout le monde est masqué, vacciné, regarde dans la même direction, ne parle pas et est immobile pendant une heure et demie, distancié à jauge réduite, et la plupart des théâtres ont été rénovés et ont de nouveaux systèmes de ventilation. Ils se sont adaptés aux mesures sanitaires à la vitesse de l’éclair. Le casse-tête organisationnel pour qu’il n’y ait pas de cohue à l’extérieur. Ces espaces-là étaient sûrs et nécessaires. On nous parlait d’autre chose que de la pandémie pendant une heure et demie. Même sans aucune éclosion, alors que les éclosions étaient dans les milieux de travail et les écoles, le gouvernement a fermé les salles de spectacle. En quoi ça désengorge les hôpitaux ? J’ai eu l’impression qu’on nous sacrifiait. Le message qu’on envoyait, c’est non seulement que ce n’est pas important, mais aussi que collectivement, on ne peut pas se permettre de rêver.

M. C. : C’est superflu…

M. L.-B. : C’est superflu. S’il y a une affaire qu’on ne peut pas faire, c’est couper les ailes aux gens et les empêcher d’avoir un espace intérieur ou mental où s’évader. L’art sert aussi à ça, sert surtout à ça ! C’est pour ça que je ne suis pas d’accord quand tu dis qu’ils ne pensent pas à ça à Kyiv en ce moment. Au contraire ! Qu’est-ce que tu penses que les gens vont faire ce soir ? Ils vont s’asseoir sur leur divan en attendant la fin du monde ? Non ! Ils vont regarder la télé, ils vont écouter de la musique, ils vont jouer du violon…

M. C. : Ils vont s’évader.

M. L.-B. : Ils vont s’évader. Parce que cet espace-là est nécessaire. Il est vital. C’est Beckett qui disait : « Quand on est dans la merde jusqu’au cou, il ne reste plus qu’à chanter. » Quand ça va mal, c’est là que l’art prend tout son sens.