« Le grand échec de l’histoire, c’est son incapacité à transmettre ce qu’elle voit », a dit le militant homosexuel Larry Kramer. René, le protagoniste de la pièce Un cœur habité de mille voix, n’en pense pas moins…

À 93 ans, cet homme transgenre, « prisonnier d’un corps menteur », a été de bien des batailles pour les droits de sa communauté. Au seuil de la mort, malade et alité, René (Jean Marchand, bouleversant !) regarde la neige tomber en écoutant religieusement le Stabat Mater, de Pergolèse.

Mélancolique comme un personnage de Tchékhov, il souffre et s’ennuie de « la bande de filles » et personnes trans : Doudouline, Polydor, Louise, les deux Gérard… Des artistes et universitaires ayant vécu en marge de la société. Et étant passés de l’intolérance à l’acceptation de leur différence.

Sous les soins d’Olga « l’infirmière russe » incarnée avec froideur et justesse par Pascale Drevillon, René aimerait réunir sa bande de filles chez lui. Pour la dernière fois. Pour leur demander de ne pas rompre la grande chaîne du militantisme ; de continuer le long combat pour l’égalité des droits de la personne.

Vaste programme qui se déploiera dans la scène finale. Sans rien dévoiler, disons qu’elle illustre magnifiquement la nécessaire solidarité humaine… pour toutes les causes, et pas seulement celles des communautés LGBTQ+.

Dans une trame complexe, « fugitive », la pièce aborde donc l’importance de la transmission entre les générations. Avec les mots magiques, les images « proustiennes » de Marie-Claire Blais, le récit se déroule dans une temporalité multiple. On évoque le passé des nuits de l’underground (René a été pianiste dans des cabarets montréalais), le présent et l’avenir incertain. René a aussi l’impression que notre société fait un bond en arrière…

PHOTO YANICK MACDONALD, FOURNIE PAR ESPACE GO

Christiane Pasquier et Jean Marchand, magnifiques, dans une pièce qui aborde l’importance de la transmission entre les générations.

Mots magiques… et comiques

Ces mots magiques sont prononcés par de solides interprètes : Nadine Jean, Louise Laprade, Sylvie Léonard et LA sublime Christiane Pasquier. Celle-ci est comme un stradivarius : la finesse de son élocution force l’admiration !

Toute la distribution fait vibrer la voix fragile et profonde de Blais… Puis arrive la Grande Sophie… Une légendaire actrice à la Gloria Swanson. Elle rouspète en se maquillant seule dans sa loge. Grâce au jeu électrisant d’Élisabeth Chouvalidzé, on découvre alors l’ironie dans la partition de Blais. Car la génération marginale et avant-gardiste de l’autrice a aussi un terrible sens de l’humour. Et il y a des réparties très comiques dans ce texte ciselé, brillant.

La mise en scène du tandem Marleau-Jasmin est très rigoureuse. Elle utilise les projections vidéo de Jasmin, sans en abuser. Le cameraman Victor Cuellar est constamment présent sur scène. Ses images nous donnent accès aux souvenirs et aux émotions des protagonistes, qu’il filme en gros plans. Le décor, aussi de Jasmin, éclairé par Marc Parent, est magnifique.

Pour transposer ces personnages littéraires à la scène, Stéphanie Jasmin et Denis Marleau ont eu la bonne idée de confier l’adaptation du roman à Kevin Lambert. Il y a une filiation artistique et idéologique entre l’auteur de Que notre joie demeure et Marie-Claire Blais. Un regard sensible sur l’écriture, et sur la vie en marge de l’élite dominante. Ce qui donne à cette proposition encore plus de pertinence.

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Un cœur habité de mille voix

Un cœur habité de mille voix

Texte de Marie-Claire Blais, adapté par Kevin Lambert
Mise en scène de Stéphanie Jasmin et Denis Marleau
1 h 20 (sans entracte)

Espace Go, Jusqu’au 28 avril

7,5/10