Ma dernière entrevue avec la grande Marie-Claire Blais, qui nous a quittés en 2021, portait sur son roman Un cœur habité de mille voix. À ce moment-là, nous ne savions qu’il s’agissait de notre ultime conversation, et que ce serait le dernier titre publié de son vivant.

L’écrivaine m’avait étonnée en prenant un pas de côté de son immense fresque Soifs, faisant renaître les personnages des Nuits de l’underground (1978) et de L’ange de la solitude (1989), qui se réunissent au chevet de René, un homme trans de 93 ans, toujours aussi impliqué dans la lutte pour les droits des femmes et des minorités sexuelles. De chez elle à Key West, Marie-Claire était alors très inquiète de la tournure du discours aux États-Unis concernant les personnes trans ou le droit à l’avortement. Mais elle m’avait laissée sur ces mots pleins d’espoir, presque comme une prédiction : « les femmes vont vaincre, elles ne vont pas laisser les choses comme ça ».

Cette déclaration me touche d’autant plus aujourd’hui, et je peux en parler avec Kevin Lambert, qui signe sa première adaptation théâtrale avec Un cœur habité de mille voix à l’Espace Go, dans une mise en scène de Stéphanie Jasmin et Denis Marleau, qui nous avaient offert le monumental SOIFS Matériaux en 2019, inspiré du premier livre du cycle romanesque de l’écrivaine. Pour Kevin Lambert, grand lecteur de Blais à qui il a rendu hommage dans son très célébré roman Que notre joie demeure, Un cœur habité de mille voix est en quelque sorte le testament littéraire et politique de l’auteure.

« Je le vois comme ça à rebours, dit-il. Je trouvais qu’il y avait une pertinence très grande de son propos politique, sur la lutte queer et LGBT qui doit continuer, mais avec un rapport à la mémoire, parce que ce sont des personnages qui ont connu les premiers instants de cette lutte. »

Je trouvais important de faire entendre cette œuvre-là aujourd’hui qui est comme un résumé de beaucoup de choses qui l’ont intéressée tout au long de sa carrière.

Kevin Lambert

Les nuits de l’underground, L’ange de la solitude et Un cœur habité de mille voix forment selon Kevin Lambert un second cycle plus discret que Soifs dans l’impressionnante production de Blais. « C’est une trilogie qui me frappe vraiment par son côté avant-gardiste. Dans Les nuits de l’underground paru en 1978, le personnage de René est déjà présenté comme un homme trans qui affirme son genre. Je trouve que c’est extraordinaire, parce qu’à cette époque-là, je ne pense pas qu’il y avait beaucoup de textes où on comprenait les personnes et les identités trans. Il n’y avait même pas les mots qu’on a aujourd’hui pour le dire. »

PHOTO CAROL TEDESCO, ARCHIVES LA PRESSE

Marie-Claire Blais, en 2018, à Key West

En gardant vivante l’œuvre de Marie-Claire Blais, une nouvelle génération découvrira peut-être une pionnière dans l’écriture des réalités LGBTQ, et pour Kevin Lambert, la question de la transmission est ici très importante. « Cette génération-là de personnes LGBT, on ne les voit jamais, elles ne sont pas représentées, note-t-il. Les plus jeunes ont envie de connaître ce qui s’est passé, comment les luttes se sont déroulées, de voir aussi ces existences qu’on a très peu vues. Cette génération a été frappée par le sida, ils sont peu nombreux, les femmes gaies vivaient dans l’invisibilité. Marie-Claire Blais est toujours allée vers les extrêmes dans son travail, elle a toujours voulu montrer ceux qu’on ne voit pas, qui n’ont pas de voix. Les hommes gais, par exemple, ont été représentés par Michel Tremblay, on a plus vu ces histoires-là. Encore une fois, Marie-Claire va vers le minoritaire, toujours. Et ça va être vraiment fort de voir ces corps-là sur scène. »

Les personnages seront incarnés par Élisabeth Chouvalidzé, Pascale Drevillon, Nadine Jean, Louise Laprade, Sylvie Léonard et Christiane Pasquier, tandis que René sera joué par Jean Marchand. L’équipe de création a bien cherché un comédien trans pour le rôle, mais ils sont plutôt rares dans cette tranche d’âge, explique Kevin Lambert.

« C’était un défi de trouver la bonne personne, parce que le personnage a 93 ans, et on ne voulait pas qu’il soit joué par une femme cisgenre. Jean Marchand était parfait. C’est un acteur de talent et de plus, il est pianiste, comme René. Il ne se définit pas comme un homme, mais de genre fluide, c’est assez rare qu’une personne de sa génération s’intéresse à ces concepts-là. Car, qu’on le veuille ou non, il y a quelque chose de générationnel dans les manières de se définir. Les personnes de 70, 80 ou 90 ans n’utilisaient pas les mêmes concepts que ma génération. »

PHOTO FOURNIE PAR L’ESPACE GO

Un cœur habité de mille voix

Une leçon éthique

Cette pièce aura aussi un sens particulier, souligne Kevin Lambert, parce qu’elle sera la dernière sous la direction artistique de Ginette Noiseux, qui était avec Louise Laprade dans la troupe du Théâtre Expérimental des Femmes (TEF) ayant mené à la création de l’Espace Go.

« Cela a fait partie de ma réflexion autour de cette adaptation, je trouvais ça beau, car le texte de Marie-Claire Blais aborde l’héritage du féminisme des années 1970-1980. Le show réfléchit à la mémoire des luttes de cette génération-là, et le message du spectacle est qu’on a besoin d’une mémoire du passé pour continuer vers le futur. »

Je trouvais que c’était une manière très belle et profonde de réfléchir à l’héritage de l’Espace Go, et plus généralement des mouvements féministes, queer et LGBT au Québec.

Kevin Lambert

De La belle bête paru en 1959 jusqu’à Un cœur habité de mille voix, Marie-Claire Blais a consacré sa vie à l’écriture, et nous remarquons, Kevin et moi, combien son œuvre, sans rien taire de la noirceur du monde, évolue constamment vers la lumière. Lire Marie-Claire Blais est un remède contre le cynisme, nous sommes d’accord. Et ce titre magnifique, Un cœur habité de mille voix, résume à merveille ce que nous sommes comme être humain et la polyphonie de sa démarche, que Kevin Lambert a voulu respecter à la lettre, sans rien modifier de ses mots, en mettant de l’avant un chœur de personnages.

« Ce qui est troublant et touchant chez elle est qu’il y a vraiment une leçon politique et éthique de vouloir penser ensemble, croit-il. Ce cœur-là du monde, ce brouhaha, appartient à notre société, il faut imaginer ces êtres-là dans leur communauté. C’est seulement dans l’idée du multiple qu’on peut comprendre quelque chose de notre société. Ça reste pour moi la plus grande chose que j’ai apprise d’elle et j’espère que cette pièce va permettre à des gens qui n’osent pas se lancer dans ses livres de découvrir la beauté de sa pensée. »

Un cœur habité de mille voix, jusqu’au 28 avril à l’Espace Go