Les fées du théâtre n’ont succombé à aucun variant ni à aucun confinement. Au contraire : elles ensorcellent ces jours-ci l’Espace Go – ses créateurs et son public – avec une pièce bouleversante sur le bonheur, ses diktats et ses mensonges.

On ne saurait imaginer plus belle façon de renouer avec l’art vivant que la pièce Les dix commandements de Dorothy Dix. Dans un texte fulgurant signé Stéphanie Jasmin, Julie Le Breton livre possiblement la plus grande performance de sa carrière. Seule sur scène pendant une heure et quart, l’actrice – qui joue ici son tout premier solo – incarne une femme qui revisite sa vie à l’aube de son centième anniversaire.

Cette femme qui chaque matin peint le bonheur sur son visage, cette femme qui a tout pour être heureuse, cache au creux de son âme des désirs inassouvis et un renoncement qui la gruge. Mariée à un homme qui la vénère jusqu’à l’étouffement, mère d’une flopée d’enfants qu’elle n’arrive pas à aimer correctement, parce qu'ils sont trop nombreux, elle voit défiler les années sans avoir une véritable emprise sur son existence. Elle n’est qu’une image pour ceux qui l’entourent, loin de sa vérité.

Interprétation impériale

Au fil d’une partition non linéaire qui s’enroule et se déroule faisant fi de toute chronologie, cette femme laisse jaillir la voix intime qu’elle a trop souvent préféré taire. Toute sa vie, elle a choisi de suivre la recette du bonheur de la journaliste Dorothy Dix, qui a fait paraître ses conseils dans la presse américaine pendant toute la première moitié du XXe siècle. Make up your mind to be happy ; make the best of your lot… Un mode d’emploi construit sur l’abnégation, le silence de soi. Bref, un mode d’emploi pour un bonheur de façade.

Pieds nus dans un décor minimaliste baigné par de superbes projections vidéo de bord de mer (signées aussi de la main de Stéphanie Jasmin), Julie Le Breton est impériale dans le rôle de cette femme sans nom.

Sa voix se module pour prendre tantôt le rythme lent et le ton grave de la centenaire, tantôt les accents effervescents d’une adolescente pleine d’espoirs. « J’ai 10 ans, j’ai 90 ans, j’ai 40 ans… » Le seul talent d’interprète de Julie Le Breton, magnifiquement dirigée par Denis Marleau, suffit à nous faire voyager dans le temps. Cette femme a tous les âges et malgré l’usure du temps, elle brûle de la même flamme entêtée qui refuse de s’éteindre.

Pour laisser ce texte éclore dans toute sa beauté, Denis Marleau a choisi une mise en scène délibérément contenue, loin de toute distraction inutile, où l’économie de moyens laisse le champ libre aux mots, mais aussi à l’interprétation nuancée et superbement maîtrisée d’une actrice qui a puisé dans un terreau nouveau pour repousser encore les limites de son art.