Ils étaient sur le point de monter sur scène pour présenter le spectacle sur lequel ils travaillaient depuis des semaines, voire des mois. L’annonce de la fermeture des théâtres est venue leur couper les ailes. Témoignages d’artistes encore sous le choc.

Une claque à encaisser, un deuil à traverser

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

L’actrice et dramaturge Marie-Ève Perron devait présenter un spectacle solo sur le thème du deuil.

« J’ai reçu les annonces de lundi comme une claque en pleine face. J’ai fondu en larmes devant la télé. »

Après beaucoup de recherches, d’écriture et d’explorations scéniques, Marie-Ève Perron s’apprêtait à présenter, à partir du 6 octobre, son spectacle solo De ta force de vivre sur la scène de La Licorne. « Le plus ironique, c’est que le même jour, on avait monté les décors et installé les éclairages, ce qui est toujours un moment très excitant pour moi... Tout était magnifique. Et deux heures plus tard, on a appris que les théâtres fermaient... »

Autre ironie du sort : le spectacle écrit par Marie-Ève Perron porte sur le deuil. Celui de son père, d’abord, mais aussi sur tous les autres deuils qui jalonnent une vie. Or, la fermeture abrupte des théâtres pour 28 jours représente une forme de deuil pour l’actrice qu’on a vue dans Les Simone et qui sera dans la distribution de la nouvelle série Survivre à ses enfants. « Je vis toutes les émotions associées au deuil, à commencer par la colère face aux mesures annoncées. Les théâtres sont des lieux hyper protégés d’un point de vue sanitaire ! J’ai l’impression d’être victime d’une injustice ! Heureusement, Philippe Lambert [directeur général et artistique de La Licorne] m’a dit que le spectacle serait repris au printemps. Sans cette nouvelle, je serais dans le 22e sous-sol... » Avant d’être présenté au Québec au printemps, le spectacle sera joué en France, à Toulouse, en février.

Je ne peux pas rester dans cette colère, je dois avancer… 2020 est l’année de l’humilité ; il y a des éléments plus forts que moi.

Marie-Ève Perron, actrice

La frustration est grande de voir le couperet tomber alors que le spectacle était si près d’éclore. Mais Marie-Ève Perron se dit privilégiée d’avoir pu renouer avec la création théâtrale cet automne. « Le travail nous a tous sauvés. Ça nous a fait du bien de revenir en salle : c’est ce qui nous fait sentir vivants. Et on va poursuivre le travail de répétition jusqu’à la dernière minute. Je me sens comme le violoniste du Titanic : je vais jouer jusqu’à la dernière note ! Qu’est-ce que je peux faire d’autre ? »

Du déni à l’incompréhension

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

L’acteur Ariel Ifergan tient le premier rôle dans la pièce Adieu Monsieur Haffmann, au Rideau Vert.

Ariel Ifergan était dans sa loge au Rideau Vert « en train de faire du déni et d’essayer de [se] maquiller » lorsque François Legault a annoncé la fermeture des salles de spectacle. « Ç’a été une méga surprise. J’étais convaincu, convaincu qu’on resterait ouvert. La direction du théâtre a tellement bien fait les choses d’un point de vue sanitaire. J’étais persuadé que la prochaine étape serait d’imposer le masque au public tout au long du show... »

L’interprète du rôle-titre de la pièce Adieu Monsieur Haffmann a réussi à brider ses émotions pour livrer sa partition lors de la générale devant public, présentée dans les heures qui ont suivi le point de presse gouvernemental. « J’ai mis toute ma concentration là-dedans, pour en profiter au maximum, mais je sentais que les spectateurs étaient émus. Pour l’instant, je reste super positif et j’essaie de voir cette fermeture de 28 jours comme un simple changement de calendrier. Le spectacle va reprendre lorsque la salle va rouvrir... » Il a repris son rôle mardi et mercredi soir, avant de ranger son costume.

Jouer la pièce sur scène m’a apporté un grand sentiment d’accomplissement, même si ça n’enlève rien à la déception. Ça va m’aider à passer à travers cette pause forcée.

Ariel Ifergan, acteur

Il dit toutefois avoir beaucoup de compassion pour les administrateurs du théâtre, les employés de la billetterie, les techniciens. « Ils ont fait un plan A, un plan B, un plan C... Ils se battent pour obtenir de l’info de la Santé publique et ils n’en ont pas. Ils ont fait leurs devoirs : mon milieu de travail est ultra sécuritaire. Le milieu théâtral vit un sentiment d’injustice, une surprise, une déception. Je n’ai rien contre les gyms ou les centres commerciaux, mais il y a une incohérence [à fermer les théâtres et pas eux]. Et maintenant, les employés vont devoir faire un travail de fou pour joindre chaque spectateur et lui offrir une autre date... »

« C’est vrai, on peut se passer de spectacles pendant 28 jours. Mais même si ce n’est pas une urgence, comme les hôpitaux peuvent l’être, c’est essentiel. Une société privée d’art, c’est une catastrophe. Fermer la culture avant autre chose sans aucun justificatif scientifique est une marque de condescendance... »

Gagnant, malgré tout

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

L’acteur Anglesh Major devait reprendre le rôle de King Dave. Il devra attendre, pandémie oblige…

Lorsque la nouvelle de la fermeture des théâtres est tombée, Anglesh Major était sur le point de monter sur la scène de Duceppe pour la générale de King Dave, « le plus gros défi de toute [sa] carrière ». Pour l’équipe, le choc a été dur à encaisser. « Sur le coup, je ne pensais pas pouvoir faire le spectacle. Mais j’ai réussi à faire la coupure et une fois sur scène, c’était parti... »

Maintenant que la poussière est (un peu) retombée, Anglesh Major prend ce coup du sort avec philosophie. « Je ressens un grand sentiment d’impuissance ; je ne peux pas me fâcher contre quoi que ce soit ! On nous a dit que le spectacle allait être reporté, mais va savoir combien de temps le confinement va durer. Je garde espoir, mais si le spectacle est annulé, je pourrai quand même dire que tout ça a servi à quelque chose. »

« Il y a deux ou trois semaines, il y avait des moments où je me disais que je n’y arriverais jamais, que je n’arriverais pas à tenir ce monologue-là sur scène. Le soir de la générale, j’ai vu que je pouvais le faire. Ce n’est pas du travail perdu », dit celui qui va profiter des prochaines semaines pour se reposer et faire un peu de musique.

Peu importe ce qui se passe, j’ai beaucoup grandi dans mon travail d’acteur.

Anglesh Major, acteur

Une naissance et une mort à la fois

PHOTO HUGO B. LEFORT, FOURNIE PAR LE THÉÂTRE DE L’OPSISX

La distribution de That Moment – Le pays des cons, (de gauche à droite) : Léonie St-Onge, Caroline Lavigne, Christophe Baril, Sylvie De Morais-Nogueira et Daniel Parent.

La metteure en scène et fondatrice du théâtre de l’Opsis, Luce Pelletier, avait pris le pari de présenter à la salle Fred-Barry une nouvelle pièce, avec cinq comédiens sur scène, et ce, malgré le spectre de la pandémie. Or, c’est aussi par un soir de générale que la distribution de That Moment – Le pays des cons a appris la triste nouvelle.

« Les acteurs pleuraient presque, mais ils sont tous montés sur scène ; ils ont été forts, même si je sentais qu’ils avaient le motton », dit Luce Pelletier. La comédienne Sylvie De Morais-Nogueira confirme : « Tous ensemble, on a partagé une vibe de tristesse, d’incompréhension, de colère. On n’a jamais vu venir ce scénario. On jouait devant 30 personnes seulement... » Sa partenaire de jeu, Caroline Lavigne, ajoute : « C’était une sensation tellement étrange de se faire dire : “OK, c’est terminé.” C’est déprimant, c’est absurde. »

C’est comme assister à une naissance et à une mort en même temps.

Caroline Lavigne, actrice

Outre la générale, présentée devant public, la pièce a été jouée deux fois avant la grande pause. Luce Pelletier aimerait beaucoup qu’elle soit reprise plus tard, mais plusieurs ficelles devront être attachées pour que ce soit possible.

L’acteur Daniel Parent ajoute : « Les acteurs, on se fait souvent dire : “Joue comme si c’était ta dernière fois.” Dans ce cas-ci, c’est vrai. Surtout que je ne crois pas que la pause va durer seulement 28 jours ! On est prêts depuis deux semaines, on s’est tellement préparés et là... »

« On était juste chanceux de jouer, de pouvoir répéter ensemble pendant deux mois, ajoute Caroline Lavigne. Or, ça s’aligne pour qu’il n’y ait que des solos ou des duos sur les scènes pendant les prochaines années. Dans ce contexte, ça peut être vraiment long avant que mon numéro soit pigé de nouveau ! Je me demande même si je vais rejouer au théâtre un jour ! Ça remet tout le métier en question, mais aussi la place des arts dans la société. Est-ce que je vais rester éternellement en stand by ? Je vais peut-être devoir penser à un plan B... »