On la considérait déjà comme un monument de notre théâtre national, mais Sylvie Drapeau vient d’ajouter une pierre à sa statue avec Fleuve, une magnifique pièce adaptée de la tétralogie signée de sa main.

Divisée en quatre tableaux, la pièce s’attarde sur les drames ayant bouleversé l’existence de la comédienne originaire de la Côte-Nord : la noyade du frère aîné, la mort de la mère brisée de chagrin, la maladie mentale du frère cadet et la mort d’une sœur au moment même où Sylvie Drapeau perdait pied, freinée par un épuisement professionnel.

« La tragédie me traverse comme le fleuve traverse la terre qui nous a vus naître », lance la comédienne de sa voix irradiante.

La metteuse en scène Angela Konrad a choisi de scinder le texte en trois partitions, chacune correspondant à un âge différent de l’autrice. La Petite, interprétée avec un aplomb admirable par Alice Bouchard le soir de la première, est au cœur du récit de la noyade du grand frère Roch, « mort de peur, l’autopsie le dira ». Ici, une ribambelle d’enfants jouent les figurants, pour témoigner de toute la joie de l’enfance avant que l’horreur ne survienne.

C’est Karelle Tremblay qui porte sur ses épaules le rôle de la Jeune Femme cherchant à s’affranchir. L’actrice qu’on a pu voir au cinéma dans Les êtres chers et La disparition des lucioles endosse ici son premier rôle au théâtre. Or, le manque d’expérience sur les planches se fait sentir par moments. Le poignant monologue qu’elle doit livrer manque de fluidité et certains gestes semblent télégraphiés. Pas de quoi gâcher la soirée, mais tout de même assez pour s’interroger : était-elle la meilleure candidate pour incarner l’incandescente Sylvie Drapeau au début de l’âge adulte, alors que la révolte gronde et que les doutes jaillissent ?

Si l’autrice de Fleuve hante de sa présence et parfois de sa voix les deux premiers tableaux, elle embrase la scène en entier pour les tableaux finaux. 

PHOTO YVES RENAUD, FOURNIE PAR LE TNM

La pièce Fleuve est tirée d’une tétralogie signée Sylvie Drapeau. Ici, la comédienne pose un regard sur elle-même, plus jeune.

Seule sous les projecteurs, Sylvie Drapeau nous transporte dans l’appartement de son frère schizophrène, auprès de sa sœur morte d’un AVC et, surtout, à ses côtés à elle, alors qu’elle s’effondre sous les crises de panique. Ses mots sont parfois durs, souvent tendres, mais toujours empreints d’une beauté et d’une universalité qui dépassent largement le seul récit autobiographique. Car « la meute » racontée par Sylvie Drapeau s’apparente à bien des familles québécoises qui doivent composer avec le deuil, la maladie mentale et les relations devenues difficiles par un trop-plein d’épreuves.

Plaisir des yeux

Avec huit figurants qui s’ajoutent à la distribution et de monumentales projections vidéo comme fond de scène, Angela Konrad a décidé d’occuper à plein l’espace immense du TNM, où la metteuse en scène signait sa première œuvre. Si l’émotion n’a besoin d’aucun artifice pour naître devant ce texte puissant et cette actrice en plein contrôle, la mise en scène cinématographique ajoute au plaisir des yeux, en évoquant notamment toute la démesure du Saint-Laurent lorsqu’il se confond avec la mer.

Ce fleuve qui lui a enlevé son grand frère coule indéniablement dans les veines de Sylvie Drapeau. Peut-être lui donne-t-il cette grâce unique, cette intensité magique qui se révèle une fois encore dans ce spectacle envoûtant, où le public subjugué n’arrive pas à la quitter des yeux.