Le 13 novembre 1969, la troupe du Grand Cirque Ordinaire (GCO) a présenté T’es pas tannée, Jeanne d’Arc ? à Pointe-Claire. En 1968, Michel Tremblay et ses Belles-sœurs avaient ouvert une porte, l’année suivante, le GCO a défoncé le mur dans le même esprit de liberté. À la langue de Tremblay, la troupe de Raymond Cloutier a greffé la création collective, l’improvisation et le théâtre. Le GCO a créé en 17 ans une douzaine de spectacles ayant influencé plusieurs générations d’artistes québécois.

Quand Michel Tremblay a vu T’es pas tannée, Jeanne d’Arc ?, il s’est dit : « C’est ça du théâtre politique qui n’est pas ennuyant, c’est comme ça qu’il faut faire, c’est ça que nous avons besoin de voir ! », peut-on lire en préface de la reconstitution du spectacle réalisée par Guy Thauvette en 1991 (Les Herbes rouges).

Le fondateur du GCO, Raymond Cloutier, avait passé l’année 1968 en Europe et rêvait, comme tous les jeunes artistes dans la vingtaine, de faire du théâtre différent de celui enseigné au Conservatoire d’art dramatique et à l’École nationale de théâtre. Un théâtre populaire qui parle au public ordinaire. Un théâtre libre comme au cirque.

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Raymond Cloutier, fondateur du Grand Cirque Ordinaire

J’ai eu le flash de former un collectif de membres égaux, avec des créateurs forts, et d’amener la Jeanne d’Arc de Brecht au Québec.

Raymond Cloutier, fondateur du Grand Cirque Ordinaire

« Elle avait livré bataille pour bouter les Anglais hors de France et je voulais demander au personnage si elle n’était pas fatiguée de se battre contre les Anglais, et surtout si cela en valait le coup. En un soir, j’ai écrit le canevas, puis j’ai appelé mes camarades du Conservatoire : Suzanne Garceau, Jocelyn Bérubé et Guy Thauvette. »

Raymond Cloutier a invité aussi Paule Baillargeon et Claude Laroche, qu’il avait vus dans le spectacle Pot-TV au Quat’sous. Les deux rebelles avaient quitté l’École nationale pour cause de manque de liberté créatrice. La bande des six a créé T’es pas tannée, Jeanne d’Arc ? le 13 novembre 1969 dans une école secondaire de Pointe-Claire, sous l’égide du Théâtre populaire du Québec (TPQ) d’Albert Millaire.

« L’objectif du TPQ était de répandre le théâtre classique français à travers le Québec, rappelle Raymond Cloutier. Albert voulait y introduire du théâtre québécois avec raison, mais quand il nous a vus jouer la première fois, je l’ai aperçu dans le fond de la salle et il me paraissait à la fois apeuré et subjugué. Il perdait pied. Pour moi, c’était faire du théâtre comme à l’origine du théâtre. »

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Guy Thauvette et Paule Baillargeon dans T’es pas tannée, Jeanne d’Arc ?

Critique enthousiaste

La pièce comptait 9 tableaux et 12 chansons qui exploraient les thèmes de la famille, du travail, de l’argent et de la politique. Le GCO s’y moquait gentiment des gens de pouvoir. Dans son texte de La Presse, le critique Martial Dassylva s’est dit incapable de définir le spectacle, mais a conclu sur une note enthousiaste.

« Toute la bande du Grand Cirque mérite des félicitations pour ce carrousel, ce bain de fantaisie qu’elle a imaginé et qu’elle donne en souplesse. »

Jeanne d’Arc a marqué le public de théâtre au Québec. On est allés partout. On avait des fidèles. Il y a des gens qui ont vu tous nos spectacles et qui m’en parlent encore aujourd’hui dans la rue.

Paule Baillargeon

Dans la préface de son livre, Guy Thauvette écrit : « Nous étions six. Tous entre 20 et 25 ans, implacables, tranchants dans nos jugements, jeunes, amoureux, prétentieux comme le Québec alors dans la rue, qui voulait à tout prix aller au bout de ses rêves. Nous dénoncions l’exploitation et le mensonge. »

Pour Claude Laroche, co-idéateur des premiers États généraux du théâtre à la fin de 1968, un rêve se réalisait avec le GCO.

« Le monde était en ébullition. J’avais traversé Chicago pendant les émeutes du congrès démocrate. Je suis allé à l’Université de Berkeley qui était occupée. De retour à Montréal, j’en ai parlé et on sentait que ça s’en venait. Je voulais faire du théâtre engagé et c’était un des plus beaux moments de ma vie. »

250 représentations

Le spectacle a été présenté 250 fois, se promenant partout au Québec. Il a été suivi rapidement par Alice au pays du sommeil (pièce jeunesse), La famille transparente et T’en rappelles-tu Pibrac ?, théâtre documentaire qui a dérangé les autorités politiques en 1971 au point de faire cesser les représentations.

Jocelyn Bérubé pense que le GCO aurait pu avoir une plus grande influence s’il avait été davantage présent à Montréal au début.

Jeanne d’Arc, on aurait pu la jouer des années comme Broue si on avait été plus fins et davantage à nos affaires. On était dans une mouvance, ça bougeait partout.

Jocelyn Bérubé

« Mais c’est surtout Raymond, le Grand Cirque. Il a eu le talent de voir nos talents. Cela a changé la vie de tout le monde qui en faisait partie. »

En entrevue pour le livre d’Olivier Dumas La scène québécoise au féminin, 12 coups de théâtre 1974-1988 (Pleine lune), Suzanne Garceau se souvient que la vie dans le Grand Cirque avait aussi ses hauts et ses bas.

« Ce fut cinq ans de thérapie de groupe et d’émotions fortes, dit-elle. La création collective est un monde difficile en soi qui nous confronte à notre personnalité et à notre ego. »

Même son de cloche chez Paule Baillargeon. « Quand on invente quelque chose, il n’y a pas de modèle. On n’avait vu personne auparavant faire ce qu’on faisait, mais on sentait qu’on était un miroir pour les gens qui assistaient aux spectacles. »

PHOTO ANDRÉ LE COZ, FOURNIE PAR LE GRAND CIRQUE ORDINAIRE

T’es pas tannée, Jeanne d’Arc ? explorait les thèmes de la famille, du travail, de l’argent et de la politique.

Liberté totale

C’était l’aventure, la vraie. Six créateurs provenant de milieux différents, mais des partisans du bien commun croyant à la force du groupe et la liberté totale sur scène. Gilbert Sicotte était à la régie pour Jeanne d’Arc et il est monté sur scène en 1970 lors des soirées d’improvisation.

Pierre Curzi, qui s’est joint au groupe lors de la création de L’opéra des pauvres en 1973, dit qu’avec Jeanne d’Arc, « enfin, [ils étaient] sur scène et Suzanne Garceau, assise dans un rayon de soleil, incarnait les espoirs de toute notre génération ».

D’autres spectacles ont suivi jusqu’en 1986 comme Un prince, mon jour viendra, La tragédie américaine de l’enfant prodigue et La stépette impossible.

Le Grand Cirque aura profondément marqué la façon de faire du théâtre au Québec, incarnant l’idée de « libre expression ». Tout avait commencé après trois semaines de répétitions il y a 50 ans.

« Tout ce qu’on avait, explique Raymond Cloutier, c’était trois scènes : Jeanne qui entend des voix, Jeanne qui visite le carré Saint-Louis et Jeanne qui aboutit dans une famille ordinaire à Noël, plus deux scènes de Brecht. Une amie avait fait la scénographie, trois grosses marionnettes qui représentaient l’Église, la Justice et l’État, et de superbes tapisseries sur une corde à linge pour fond de scène. Nous avions des chansons de Jocelyn Bérubé, de Claude Laroche et de moi, une guitare, une trompette, un trombone, des tambours, une flûte et un xylophone de parade ! Et c’est devenu un spectacle culte. »

Les enfants du Grand cirque ordinaire

Lorraine Pintal, directrice du TNM

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Lorraine Pintal, directrice du TNM

« J’ai vu Jeanne d’Arc dans une polyvalente à Granby. Je mangeais du théâtre, mais quand j’ai vu cette manière de faire du théâtre en chantant et en faisant la fête, je me suis dit que c’était ce genre de théâtre que je voulais faire. J’ai créé le Théâtre de la Rallonge avec des amis du Conservatoire et on improvisait et on faisait de la musique. Ça a duré pendant 15 années. Les membres du Grand Cirque m’ont énormément influencée. C’est une révolution qu’ils ont créée, les gens du Grand Cirque. »

Michel Rivard, auteur-compositeur-interprète

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Michel Rivard, auteur-compositeur-interprète

« J’ai vu deux fois L’opéra des pauvres et, aussi, La stépette impossible. J’ai regretté de ne pas avoir vu Jeanne d’Arc, même si j’en avais beaucoup entendu parler. En 1973, on concoctait Beau Dommage. C’était après notre troupe La quenouille bleue, où on était aussi autogéré et où on faisait de l’improvisation. L’opéra m’a renversé avec ses interprètes fabuleux. C’était hallucinant. Ils m’ont fait découvrir la musique de Kurt Weill [ce qui s’entend sur son album De Longueuil à Berlin, d’ailleurs] et leurs très bonnes chansons. Ça m’a chaviré ce show-là. Avec L’Osstidcho, ce sont mes shows formateurs. »

Julie Vincent, directrice de la compagnie Singulier Pluriel

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Julie Vincent, directrice de la compagnie Singulier Pluriel

« Le Grand Cirque, c’est un fleuve d’énergie qui est entré en moi. Pour l’improvisation en cercle, comme ils la pratiquaient. Mais ce sont aussi des poètes avec une poésie à la fois douce et virulente. Leur dramaturgie provenait de leur vie et ça m’a amenée à l’impro. J’ai retrouvé en Amérique latine, récemment, une trace de ce travail. Le Grand Cirque demandait une implication totale de l’acteur, ce qui peut être difficile. Le mot cirque est bon parce qu’au cirque, tu risques ta vie. Ils ont été les premiers à enlever le quatrième mur et à discuter avec le public. L’opéra des pauvres, que j’ai vu plusieurs fois, m’a aidée à me construire. »

Louise Bombardier, comédienne

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Louise Bombardier, comédienne

« Moi, je les ai vus à Sherbrooke, où j’étudiais en Arts et lettres au cégep, dans T’es pas tannée, Jeanne d’Arc ? Paule était mon idole, tous les membres du Grand Cirque étaient mes idoles ! J’avais vu L’Osstidcho aussi. Ce sont deux événements marquants dans ma vie en raison de leur liberté sur scène. Cela a créé une nouvelle mythologie. Il y avait une énergie en spectacle incroyable à cette époque, c’était une vraie libération. C’est la naissance du théâtre québécois moderne. J’espère que les jeunes le voient et le comprennent. »

Louis-Dominique Lavigne, codirecteur artistique du Théâtre de Quartier (fondé en 1975)

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Louis-Dominique Lavigne, codirecteur artistique du Théâtre de Quartier (fondé en 1975)

« Le Grand Cirque Ordinaire, groupe de théâtre mythique, qui, avec le Théâtre Du Même Nom et le Théâtre Euh !, me donna le goût de faire du théâtre. Un théâtre de création, de prise de parole, un théâtre social, où l’improvisation s’imposait comme un moyen d’expression subversif, un art collectif, qui réinventait le monde pour notre plus grand bonheur. »

D. Kimm, directrice du festival Phénomena

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D. Kimm, directrice du festival Phénomena

« Je suis de la génération juste après celle du Grand Cirque, mais je me rappelle, adolescente, avoir écouté à répétition leur disque dans mon sous-sol de banlieue puisque j’étais avide de culture et de sens. J’aimais leur idée du collectif, la liberté et l’impertinence. J’ai vu leur spectacle Avec Lorenzo à mes côtés et j’étais fascinée par la présence et l’aisance de Paule Baillargeon sur scène. Je pense souvent qu’il y a un sens de la liberté qui s’est perdu au Québec et c’est ce que j’essaie de défendre avec Phénomena. »