L’actualité de cette pièce sur la guerre, l’exil et les migrants, racontée par Virgile il y a plus de 2000 ans, est sans doute ce qu’il y a de plus frappant dans cette libre adaptation de L’Énéide.

L’histoire hoquette, comme on dit. Énée est aujourd’hui kurde, syrien, palestinien, rohingya, congolais, mexicain, alouette… Quand il échoue avec son enfant sur les plages de Carthage, on pense spontanément à cette photo (horrifiante) du petit Aylan Kurdi, trouvé mort sur une plage turque. Bref, si on est Charlie, on est sûrement Énée.

À la création, il y a 12 ans, la pièce d’Olivier Kemeid (produite dans de nombreux pays) avait quelque chose de prémonitoire. Et la pièce jouée sur une scène recouverte de sable avait marqué l’imagination. Cette nouvelle mouture (moins surprenante) n’atteint pas les mêmes sommets.

Dans notre souvenir, le ton était plus harmonieux, moins déclamatoire. Le suspense, mieux distillé.

Olivier Kemeid a écrit des passages qui allègent un peu le propos (sans le dénaturer), notamment lorsque Énée et sa famille se retrouvent face à face avec les vacanciers d’un tout-inclus ou lorsqu’il rencontre la sibylle dans les catacombes, qui lui refile une espèce de champignon magique pour qu’il puisse communiquer avec son (défunt) père…

Mercredi soir, ces ruptures de ton (souhaitables et bienvenues) étaient trop brusques. L’écart entre les moments de tension et les notes comiques, trop grand. À la fois trop tragiques dans la tragédie et trop cabotins dans la comédie. Les acteurs doivent trouver un meilleur équilibre.

Distribution diversifiée

Malgré ces maladresses – les acteurs ne maîtrisent pas encore le texte non plus –, on se réjouit de voir sur scène une distribution aussi diversifiée (enfin !). Intense et charismatique, Sasha Samar mène le bal dans le rôle d’Énée (qu’ont interprété par le passé Étienne Pilon et Emmanuel Schwartz). Il est très bien épaulé par Igor Ovadis (dans le rôle du père) et Étienne Lou (l’ami Achate).

Dans les rôles de soutien, Olivia Palacci (la sibylle, la mère d’un chef de clan) se démarque par de très bonnes interprétations (à modérer dans certains cas). Idem pour Mounia Zahzam, Tatiana Zinga Botao, Marie-Ève Perron, Anglesh Major ou Philippe Racine, qui forment un bel ensemble même si, ici et là, il y a encore des fausses notes dans leur jeu. Un jeu qui s’harmonisera (souhaitons-le) au fil des représentations.

Olivier Kemeid réussit quand même à représenter (avec aucun moyen et beaucoup d’imagination) les nombreux lieux de ce long périple sur la petite scène du Quat’Sous. Chapeau au scénographe Romain Fabre et à la conceptrice des lumières Julie Basse, qui ont contribué à ce tour de force.

Avec cet Énéide qui résonne aussi fort dans notre formidable époque, Olivier Kemeid nous ramène quand même à l’essentiel de ce que vivent les migrants (depuis toujours). Avec tous les dilemmes auxquels ils font face. Se battre ou s’enfuir ? Quitter sa ville ou résister ? Et puis où aller ? Avec qui ? Pour faire quoi ?

On oublie à quel point leurs histoires sont une succession de petites morts et d’abandons. Déchirés entre l’angoisse de perdre leur identité et le désir de prendre racine ailleurs. Il y avait quelque chose d’assez émouvant à voir tous ces acteurs issus de la diversité faire leurs salutations d’usage en fin de spectacle. Tous des fils et des filles d’Énée.

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