SOIFS Matériaux, qui sera présenté quatre soirs au Festival TransAmériques, est le projet le plus imposant du Théâtre UBU à ce jour, à la hauteur de l’œuvre gigantesque de Marie-Claire Blais. Les metteurs en scène Stéphanie Jasmin et Denis Marleau racontent comment l’écriture exceptionnelle de Blais les a guidés dans la mise en forme d’une pièce qui étonnera forcément par son amplitude.

Il y a quelque chose d’extrêmement émouvant à voir naître sur scène la vision théâtrale d’une œuvre littéraire qui nous a happée pendant des années, et qu’on croyait pratiquement inadaptable. Lors d’une visite de La Presse pendant les exercices d’enchaînement de SOIFS Matériaux à Espace Go, nous voyons la recréation d’une maison où a lieu la fête inaugurale du roman Soifs, le premier livre (publié en 1995) d’un cycle romanesque qui s’est déployé sur 10 titres jusqu’en 2018. Nous croisons Anne-Marie Cadieux, Christiane Pasquier, Sophie Cadieux, Emmanuel Schwartz, Jérôme Minière… Ils seront une vingtaine sur scène, alors que Marie-Claire Blais a inventé un univers peuplé de plus de 200 personnages, dans une île qui est un microcosme de notre monde. 

« C’est un roman-poème qui est aussi un roman très concret sur les enjeux et problématiques de notre temps. Et qui nous fait basculer facilement, de façon absolument incroyable, entre l’universel et l’intime. » — Denis Marleau, metteur en scène de SOIFS Matériaux, à propos du livre Soifs

Au début, les deux complices ont eu cette utopie « complètement folle » de tout adapter, mais « ça n’avait aucun sens », reconnaît Denis Marleau. Alors le vrai défi était de rendre compte de l’écriture de Marie-Claire Blais, sans la dénaturer. Dans cette immense somme où la phrase se développe presque sans points et où nous passons d’un personnage à l’autre sans préavis, ce qu’il fallait saisir était la forme exceptionnelle de l’œuvre, cette expérience si particulière que sa lecture nous fait. « On s’est rendu compte à quel point c’est rigoureusement tricoté, note Stéphanie Jasmin. On ne peut pas prendre juste des extraits comme ça, il faut rester au plus près de l’écriture, dans son dépliage, ses réminiscences, et si on commence juste à vouloir raconter l’histoire des personnages, on tombe dans un fil narratif qui n’a pas lieu d’être parce que justement, son art, c’est l’entremêlement des êtres, des voix, des consciences, du temps. »

PHOTO CAROL TEDESCO, COLLABORATION SPÉCIALE

Dans SOIFS Matériaux, nous voyons la recréation d’une maison où a lieu la fête inaugurale du roman Soifs, de Marie-Claire Blais.

« Il n’y a rien qui échappe à son regard, autant les bourreaux que les victimes, poursuit Denis Marleau. Il n’y a pas d’exclusion chez elle, c’est ça qui est magnifique. Elle embrasse tout, quoi, et c’est ça qui est bouleversant. C’est incroyable à quel point elle ne laisse rien de côté et essaie de faire parler tout ce qui peut parler. »

Ne rien circonscrire

Il a fallu écrire 65 versions avant de parvenir au résultat que nous verrons. La pièce s’appuie en particulier sur Soifs, avec des éléments qu’ils sont allés chercher dans Naissance de Rebecca à l’ère des tourments, Des chants pour Angel et Une réunion près de la mer, le dernier livre du cycle.

« Il n’y a pas de relations dialogiques normales et en plus, les personnages parlent d’eux à la troisième personne, explique Stéphanie Jasmin. Ils sont ensemble, mais pas tout à fait ensemble. Le seul lieu de convergence que nous avons voulu concrétiser est le lieu de la fête. C’est l’un des lieux les plus réels. Ça s’appelle Matériaux, c’est un dispositif scénique plus qu’un décor. On peut simultanément s’y croiser dans la fluidité sans qu’on ait de changements de décor à faire, de tableaux à installer. »

Au-dessus de la scène, deux grands écrans sur lesquels seront projetées des images tournées par Stéphanie Jasmin. « Ce ne sont pas des décors géographiques, mais plutôt des paysages mentaux qui reflètent certaines obsessions des personnages, précise-t-elle. L’image est plutôt un soutien lancinant à la pensée, un appui comme la musique peut l’être, par ailleurs. Pour moi, la lecture de SOIFS Matériaux est une suite de plans-séquences, une phrase est comme un plan, on ne s’arrête pas, il n’y a pas de points, il n’y a pas de montage. » 

« Il y a tellement de liberté chez Marie-Claire Blais dans la forme romanesque, c’est fou. J’ai fait attention de ne pas circonscrire ça trop clairement en tableaux. Aucun système clos ou fixe ne résiste à cette écriture, si on essaie de mettre ça dans une cage trop rigide, on perd quelque chose, il faut donc faire confiance à l’écriture, sans cesse. » —  Stéphanie Jasmin, metteuse en scène

Le texte de Marie-Claire Blais leur a résisté, bien sûr, pendant le processus de création. Et c’est précisément ce genre de travail qu’ils aiment, citant certaines de leurs adaptations qui ont fait date, comme Maîtres anciens de Thomas Bernhard, Jackie d’Elfriede Jelinek ou Agamemnon de Sénèque. « Je pense que nous y sommes arrivés, estime Denis Marleau. J’ai été très touché par la forme dès le début et c’est la forme qui m’a convoqué. En y entrant, j’ai découvert qu’il y avait une humanité extraordinaire. C’est un terrain fertile pour la création. Dans le fond, je trouve que Marie-Claire Blais est une grande auteure de théâtre. Mais je pense qu’il a fallu faire ce qu’on a fait jusqu’à maintenant pour arriver là. Je pense que je n’aurais pas pu faire cela il y a 20 ans. »

SOIFS Matériaux durera quatre heures, avec entracte, mais en fait, c’est peu, comparativement à ce que la lecture des 10 romans de Blais exige. Cette pièce sera peut-être l’occasion idéale pour beaucoup de spectateurs de découvrir pourquoi on dit de cette écrivaine qu’elle est nobélisable. « C’est un partage, dit Stéphanie Jasmin. Pour nous, ces textes sont des trésors cachés qu’on veut mettre en lumière, évidemment parce que nous sommes touchés nous-mêmes par eux. »

À Espace Go, du 31 mai au 3 juin

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