Provoquant tous les sens, Weathering, de l’Américaine Faye Driscoll et présentée en première montréalaise lundi soir dans le cadre du Festival TransAmériques (FTA), est une œuvre-choc radicale qui abat les frontières entre les corps, et par le fait même remet en question notre rapport à ce dernier, à nos perceptions et au monde.

Le son, d’abord. Des voix ténues, à la provenance incertaine. Dans le public, au-dessus de nos têtes, amplifiées par un micro ? « Teeth, skin, guts, mouth. » La nomenclature s’étend, tel un hymne chanté à toutes ces parties qui composent le tout d’un corps. « Oh, touch. Oh, sweat », poursuivent les interprètes de leur voix délicate, étendant la description au-delà de l’anatomie. Un par un, ils montent sur le piédestal matelassé installé au centre d’une scène rendue circulaire, avec l’ajout de gradins à même celle-ci, à l’Usine C. Puis en descendent.

La vue, ensuite. Le défilé terminé, les voici rassemblés sur leur promontoire carré, habillés de façon décontractée, comme s’ils venaient de faire une course, certains avec un sac à dos ou à main, tout à coup immobiles. Silence. Attente.

Statues pédestres, pour ce qui semble une éternité, leur visage figé dans un rictus stupéfié, le regard hagard, les membres en tension. Le rapport au temps s’étiole. Jusqu’à ce que l’œil réalise que la scène d’avant et celle de maintenant, imperceptiblement et de moins en moins, ont changé. Les mains, les jambes s’avancent, les têtes se tournent, les torses se torsionnent, dans une lenteur si dense qu’elle demande aux danseurs un effort physique surhumain, alors que la sculpture humaine mouvante devient de plus en plus périlleuse dans ses enchevêtrements.

PHOTO MARIA BARANOVA, FOURNIE PAR LE FTA

Tous les sens sont sollicités, même l’odorat.

L’odorat, finalement. Deux techniciens de scène s’amènent pour faire tourner légèrement le matelas, modifiant ainsi le point de vue sur la scène, puis ils vaporisent sur les 10 interprètes et le public à proximité un liquide odorant. Agrumes ? Ou est-ce un leurre mental, puisqu’un interprète mord justement dans une orange dégoulinante, pendant qu’une autre enduit ses comparses d’un lubrifiant… À moins que ce ne soit cette reconnaissable odeur de poudre de talc, qui s’envole dans les airs après un claquement de mains, ou cet eucalyptus qu’une interprète frotte sur sa poitrine ?

Les sens, sollicités, s’entremêlent, et les perceptions de l’environnement deviennent aiguisées d’une drôle de manière. En brouillant ainsi les frontières sensorielles, en affirmant que nos corps sont un « système climatique en soi », l’artiste américaine Faye Driscoll – qui a la réputation de déconcerter le public et les critiques – y va d’un acte de sensibilisation qui se veut radical. Une sensibilisation à l’extinction de toutes choses, peut-être. Et qui s’opère en repoussant les limites physiques et mentales des interprètes, mais aussi du public.

PHOTO MARIA BARANOVA, FOURNIE PAR LE FTA

Weathering repousse les limites physiques et mentales des interprètes et du public.

Étonnement, dégoût, malaise, fascination se succèdent tandis qu’une des interprètes bave allègrement ou en mord une autre, laissant une marque rouge sur son dos. Les doigts se glissent dans les bouches, les souffles se frôlent, les mains agrippent et enlèvent des vêtements, toujours dans cette étrange et inconfortable danse dont la lenteur fait trembler les muscles et couler la sueur et les larmes, pendant que s’élève une chorégraphie de souffles, de gémissements, de halètements dont on ne saurait dire s’ils sont l’expression de la jouissance ou de la souffrance. Ou des deux.

Sur cette plateforme aux allures de radeau perdu aux confins du monde, les naufragés se délestent peu à peu, et de façon de plus en plus chaotique, de leurs accessoires disparates – pétales, vapoteuse, trousseau de clés, corde, multiples extensions du corps et de ses désirs. Et ça tourne et tourne encore, de plus en plus vite, poussé infatigablement par les interprètes et quelques aides.

Faye Driscoll elle-même, qui se tient près de la scène, intervient, pousse, ramasse les objets, essuie le sol de plus en plus sale et mouillé, ses gestes graduellement plus frénétiques, presque inquiets, précurseurs d’orage. Dans les airs, les harmonies vocales, de plus en plus appuyées, prennent un air religieux, sacré.

On le sent, le coït est près, mais lorsqu’il explose, rien ne pouvait nous préparer à cette charge bestiale, explosive, nucléaire qui déferle comme un tsunami. C’est sans doute un des moments les plus dangereux que j’ai vus sur une scène ; pourtant, les interprètes n’exécutent pas des pirouettes alambiquées. Mais la charge violente de ce tableau final, toutes voiles dehors, ponctuée par les cris et ahanements, sur cette scène tourbillonnante hors de contrôle, marquera sans doute votre esprit pour longtemps.

De ma place privilégiée sur la scène, j’ai été happée, lorsque je me suis tournée vers les autres spectateurs, par les visages interloqués et les bouches grandes ouvertes d’une pure stupéfaction paniquée.

Et lorsque, enfin, la bacchanale s’apaise, que les corps semi-nus, rouges, suants, grafignés, au bout de leur souffle, se laissent choir, un peu partout ici et là et sur les spectateurs, on le ressent, jusque dans notre peau, cet immense frisson, cette frontière qui n’existe momentanément plus, entre ces corps et les nôtres, entre nous et le reste du monde. Brillamment puissant.

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Weathering

Weathering

Faye Driscoll

Usine C, Le 4 juin à 19 h et le 5 juin à 20 h

8/10