Comment une toute petite ballerine de 7 ans dans le Berlin des années 1930 peut-elle finir par influencer toute l’histoire de la danse au Québec ? La vie de Ludmilla Chiriaeff, à la fois dramatique et lumineuse, illustre l’influence que peut avoir une seule personne.

Ludmilla Chiriaeff naît le 10 janvier 1924 à Riga, en Lettonie. Son père est russe, sa mère polonaise, ils ont dû fuir la Russie lors de la Révolution russe.

« Mes grands-parents se sont perdus de vue pendant sept ans, raconte Katia Mead, la plus jeune des cinq enfants de Ludmilla Chiriaeff. Mon grand-père avait été touché par une baïonnette dans l’estomac, il ne pouvait pas marcher facilement. Ma grand-mère était assez âgée. Donc, pour eux, le fait d’avoir une enfant après tout ce qu’ils avaient vécu, tout ce qu’ils avaient perdu, c’était vraiment un cadeau. »

La famille s’installe par la suite à Berlin, où la petite Ludmilla s’initie au ballet dès l’âge de 7 ans. Elle progresse rapidement et commence à danser dans des productions des Ballets Russes et du théâtre Nollendorf.

PHOTO YVES BEAUCHAMP, ARCHIVES LA PRESSE

Ludmilla Chiriaeff en mars 1968, soulignant le 10e anniversaire des Grands Ballets Canadiens, en compagnie de Fernand Nault, codirecteur artistique et chorégraphe de la troupe de danse.

La Seconde Guerre mondiale met fin à sa jeune carrière : elle se fait brièvement enfermer dans un camp de concentration en 1939 parce qu’on la croit juive. Puis elle connaît les bombardements à Berlin. L’attitude de son père l’aide à survivre à ces épreuves.

Il passait beaucoup de temps avec elle parce que c’était un poète, il travaillait comme traducteur de littérature. Il a créé une espèce de bulle magique autour de ma mère, ce qui l’a aidée à passer à travers des moments difficiles comme si elle avait eu des lunettes fumées de couleur.

Katia Mead, fille de Ludmilla Chiriaeff

Elle raconte comment, au sortir d’un sous-sol après un terrible bombardement qui avait détruit leur édifice, ils aperçoivent une maison en proie aux flammes.

« Il y avait un feu très fort, très passionné, à l’une des fenêtres, raconte Mme Mead. À l’autre fenêtre, il y avait de petites flammes. Son père lui a dit : ‟Regarde, Ludmilla. Cette première fenêtre, c’est du Wagner. L’autre, c’est du Mozart.” Ça change complètement la façon de voir les choses. On survit ainsi à des moments effrayants. »

La Suisse, puis le Canada

Ludmilla Chiriaeff s’installe en Suisse dans les années 1940 et reprend sa carrière en tant que danseuse et chorégraphe. Puis, elle émigre au Canada en 1952 avec deux enfants, enceinte d’un troisième, « avec très peu de sous, avec une adresse pour une espèce d’agence de réfugiés, avec un mari qui fait de la peinture et qui n’a pas de sous non plus ».

Cela ne l’empêche pas de créer une première école de ballet à peine quelques semaines après son arrivée, puis une compagnie de danse.

Ça a commencé tout petit et ça a grandi. Elle a également eu beaucoup de chance d’arriver alors que Radio-Canada commençait.

Katia Mead, au sujet de sa mère, Ludmilla Chiriaeff

Ludmilla Chiriaeff chorégraphie Cendrillon pour la nouvelle société d’État, qui aime tellement la performance qu’elle lui commande régulièrement d’autres ballets.

« Les Ballets Chiriaeff, c’était vraiment une compagnie pour la télé, indique Marc Lalonde, directeur général des Grands Ballets Canadiens. C’est original comme origine et comme développement de compagnie. C’est ce qui a permis la naissance et la constitution des Grands Ballets Canadiens en 1958. »

Jean Grand-Maître, un élève de Mme Chiriaeff qui est devenu un chorégraphe de classe mondiale, explique qu’elle avait choisi ce nom pour donner de la gravitas à la compagnie et pour qu’elle se compare avantageusement au Ballet national du Canada et au Royal Winnipeg Ballet, « même si elle avait 12 danseurs et pas de budget ».

À partir de l’académie qu’elle avait créée, elle fonde l’École supérieure des Grands Ballets canadiens en 1966, une institution qui prendra plus tard le nom d’École supérieure de danse du Québec, puis d’École supérieure de ballet du Québec.

Elle savait jouer dans le milieu politique, autant dans le milieu politique séparatiste qu’au sein du gouvernement canadien. Elle voulait du financement pour sa compagnie. Elle a jonglé avec huit quilles toute sa vie.

Jean Grand-Maître, au sujet de l’influence de Ludmilla Chiriaeff

Ludmilla Chiriaeff était évidemment attachée au ballet classique, mais elle a compris qu’il fallait établir un contact avec les nouvelles générations. C’est ainsi qu’en 1970, elle a monté avec son complice Fernand Nault le ballet rock Tommy, sur la musique de The Who. Ils ont récidivé avec la musique de Beau Dommage, au grand plaisir de Katia Mead.

PHOTO FOURNIE PAR LES GRANDS BALLETS CANADIENS

La fille de Ludmilla Chiriaeff, Katia Mead, pose avec les danseurs des Grands Ballets Canadiens lors du passage de la compagnie à Fairfax, en Virginie, en février dernier.

« J’écoutais Beau Dommage à l’époque et chaque fois que je voyais le ballet, ça me donnait des frissons. Puis c’était super cool de rencontrer un groupe qui était tellement populaire avec les gens de ma génération. »

Ludmilla Chiriaeff s’est retirée de la direction artistique des Grands Ballets Canadiens en 1974 pour se consacrer à la formation. Pour superviser l’École supérieure, bien sûr, mais aussi pour implanter des programmes dans des écoles primaires et secondaires.

PHOTO RÉMI LEMÉE, ARCHIVES LA PRESSE

Ludmilla Chiriaeff en 1989.

Elle a peu à peu diminué ses activités et est morte le 22 septembre 1996, à Montréal, à l’âge de 72 ans.

« Elle est enterrée dans un petit cimetière charmant à côté d’une église russe près de Rawdon, dans un petit village perdu dans l’histoire », raconte Katia Mead.