François Girard est à New York pour n’y offrir rien de moins que trois mises en scène de son cru : Lohengrin et Vaisseau fantôme, deux opéras de Wagner présentés au Metropolitan Opera, et Fusil de chasse, un spectacle théâtral mettant en vedette le légendaire Mikhaïl Baryschnikov. Notre chroniqueur Mario Girard a souhaité voir le résultat de tout ce travail. Conclusion : il revient conquis et remué !

Wagner selon François Girard

Après un Parsifal acclamé de toutes parts et qui fait maintenant partie du répertoire du Metropolitan Opera, François Girard s’attaque à une autre pièce de résistance de Wagner, Lohengrin. Il faut savoir que cette production a été créée au Bolchoï en février 2022, au moment même où les Russes envahissaient l’Ukraine.

Le regard que porte le metteur en scène québécois sur cette œuvre est maintenant offert aux mélomanes du Met, un public qui ne craint pas l’exubérance du compositeur allemand, encore moins la durée de l’œuvre (près de cinq heures, deux entractes compris).

PHOTO FOURNIE PAR LA PRODUCTION

Un tableau de Lohengrin, mis en scène par François Girard, au Metropolitan Opera

J’ai assisté à la représentation du 21 mars. Mon côté chauvin fut triplement flatté puisque Serge Lamothe, fidèle collaborateur de François Girard, agit en tant que dramaturge. Et puis aussi parce que Yannick Nézet-Séguin est au pupitre pour la durée des représentations.

Le chef principal et directeur artistique du Met, dont les fidèles en ont fait « leur Yannick » (vous devriez entendre les cris et les applaudissements qui vont en crescendo au fil des entractes), a porté cet opéra monumental avec tout le génie qu’on lui connaît.

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François Girard et Yannick Nézet-Séguin

On dit de Lohengrin, œuvre romantique par excellence, que c’est un « opéra de chef ». Celui qui est au pupitre ne fait pas mentir cet adage.

Yannick est tellement beau à voir quand il dirige Lohengrin. Il est porté tout au long. C’est un tour de force.

François Girard

Il faut dire qu’en plus d’avoir des chanteurs et des musiciens de haut calibre devant lui, le chef d’orchestre a droit à des tableaux scéniques d’une beauté à couper le souffle. Dès les premières mesures du Prélude, on découvre une immense plateforme qui couvre complètement le milieu de la scène en s’avançant vers le public (précisons que le plateau du Met est gigantesque). Un grand orifice laisse voir l’immensité de l’espace.

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La mise en scène de François Girard regorge de symboles et de trouvailles ingénieuses.

Nous sommes dans la poésie et la mythologie jusqu’au cou. La magie opère en quelques secondes.

Cette idée est reprise différemment aux deuxième et troisième actes. C’est dans ce lieu qui n’a pas de temps et où les éléments végétaux abondent (sommes-nous à la surface de la Terre ou dans ses tréfonds ?) que les personnages livrent cette histoire d’amour impossible, de vengeance et de rêverie.

Ce livret de Wagner est loin d’être mon préféré de son œuvre. L’histoire de cette princesse, accusée du meurtre de son frère et lavée de son crime par un noble chevalier qui arrive sur une nacelle tirée par un cygne, est ronflante à souhait. Dieu merci, François Girard a laissé le cygne croupir dans les caves du Met. Il a fait mieux en créant un paysage visuel qui rehausse la somptuosité de ce drame musical.

À ce sujet, il faut souligner la magnificence des éclairages de David Finn et des projections de Peter Flaherty. Rarement ai-je vu une représentation de la Voie lactée aussi impressionnante et convaincante.

La mise en scène de François Girard, sans déplaire aux puristes, regorge de symboles et de trouvailles ingénieuses qui évitent le bling-bling. Ainsi, tous les membres du chœur (je ne vous dis pas comment ils apparaissent au public), de même que les danseurs, portent d’amples tuniques qui, lorsqu’elles sont déployées, peuvent faire apparaître diverses couleurs (rouge, vert, blanc). Les effets sont saisissants.

PHOTO MARTY SOHL, FOURNIE PAR LE METROPOLITAN OPERA, ASSOCIATED PRESS

Piotr Beczala incarne le personnage principal, Lohengrin.

Tamara Wilson tient le rôle d’Elsa et Piotr Beczala, celui de Lohengrin. Dans le monde de l’opéra, tout le monde sait que ce personnage, tenu par un ténor, est d’une grande exigence.

Les gens aiment à dire à la blague que le chanteur est amené sur une civière à l’hôpital après la représentation. Mais Piotr Beczala est incroyable. Après les cinq heures de cet opéra, on dirait qu’il est prêt à recommencer.

François Girard

Il reste trois représentations à Lohengrin (25 et 28 mars, 1er avril). Cette production reviendra ensuite régulièrement dans les saisons du Met au cours des prochaines années.

François Girard, présent tous les soirs, se prépare déjà à son prochain défi : remonter Le vaisseau fantôme avec une nouvelle équipe de chanteurs. Sa mise en scène (créée à Québec durant l’été 2019) a été peu vue par le public du Met lorsqu’elle fut présentée en février 2020. Un vaisseau nommé COVID-19 a tout arrêté. Cette autre œuvre de Wagner sera présentée du 30 mai au 10 juin.

Avec cette nouvelle production, il est clair que le metteur en scène québécois est maintenant un incontournable du Met. Il est d’ailleurs impressionnant de voir les noms de ceux qui ont monté Lohengrin depuis 1966, année de l’ouverture du « nouveau Met » : Wieland Wagner, August Everding, Robert Wilson… En 2023, le nom de François Girard s’ajoute à cette prestigieuse liste. C’est tout dire.

Consultez le site du Metropolitan Opera (en anglais) Voyez la bande-annonce de l’opéra Lohengrin (en anglais)

L’étrange beauté de la lenteur

PHOTO MARIA BARANOVA, FOURNIE PAR LA PRODUCTION

Mikhaïl Baryshnikov dans la pièce The Hunting Gun (Le fusil de chasse)

Il s’est dirigé lentement vers nous. Il a souri timidement, serré des mains et a répondu à quelques questions. Surtout les miennes, moi l’incorrigible bavard. J’imaginais Mikhaïl Baryshnikov très grand et aussi, très naïvement, comme au temps de ses grands rôles au ballet, période Balanchine.

L’homme est plutôt de stature moyenne. Cette légende de la danse, qui conserve toujours son charisme, a aujourd’hui 75 ans. Ses amis Laurie Anderson et Diana Krall le lui rappelleront d’ailleurs lors d’un grand spectacle qui aura lieu en juin prochain à New York. L’ancien danseur étoile était exténué après la performance qu’il venait de donner.

Celui qui a marqué l’Histoire en demandant l’asile politique, en 1974, lors d’une tournée du Bolchoï au Canada, est à l’affiche dans The Hunting Gun (Le fusil de chasse), un spectacle théâtral conçu autour du roman de l’auteur japonais Yasushi Inoue et dont la mise en scène est signée François Girard.

PHOTO PAVEL ANTONOV, FOURNIE PAR LA PRODUCTION

Mikhaïl Baryshnikov dans The Hunting Gun

Tous les soirs, depuis le 16 mars, Mikhaïl Baryshnikov partage la scène avec l’actrice japonaise Miki Nakatani au centre d’art qui porte son nom dans la 37Rue, à New York, dans le quartier Hudson Yards. Cette histoire, aussi belle que déchirante, est celle de trois femmes, la fille, l’épouse et l’amante, qui lisent une lettre destinée à un homme. Pendant ce temps, l’homme manipule en silence un fusil de chasse.

Durant 1 h 45, Mikhaïl Baryshnikov, qui a consacré sa vie entière au mouvement et à la vélocité, exécute des gestes d’une lenteur extrême pendant que sa partenaire livre avec brio le magnifique texte d’Inoue.

« Je pense que j’ai été attiré par les limites qui s’offraient à moi, m’a expliqué Mikhaïl Baryshnikov au lendemain de la représentation. J’évolue sur une minuscule plateforme derrière un rideau et il n’y a pas d’espace pour bouger. Comme je n’ai pas de texte à dire, cela exige un langage corporel qui doit exprimer une intense émotion. Je n’ai jamais rien fait de tel auparavant. »

Ce projet arrive à point dans le parcours de Mikhaïl Baryshnikov. S’il ne peut plus exécuter de grands jetés comme avant, l’artiste a toujours envie de vibrer sur une scène.

Jeune, je voulais tout essayer et le faire avec la force et la fougue que j’avais. Aujourd’hui, je suis plus intéressé par ce qui se passe à l’intérieur. Ce rôle m’oblige à écouter profondément. Je dois creuser dans le subconscient.

Mikhaïl Baryshnikov

Il n’y a aucun doute, Mikhaïl Baryshnikov est un artiste avec un grand A. Il ne fait rien et ne dit rien au hasard. Avec lui, tout est réfléchi, senti, mûri. Il n’est pas étonnant qu’il se retrouve à travailler aujourd’hui avec François Girard, dont il connaissait déjà les films. Et il n’est pas étonnant non plus qu’il soit jumelé à Miki Nakatani, que j’ai rencontrée avant le spectacle.

Cette dernière, qui a offert ce spectacle en 2011 à Montréal (après Marie Brassard) et à Tokyo en compagnie de Rodrigue Proteau, se glisse tous les soirs dans ses trois personnages avec une impressionnante préparation. Quand je suis entré dans sa loge, elle écoutait la Neuvième Symphonie de Mahler, une musique qui la prépare « à mourir ».

  • Miki Nakatani (avec Mikhaïl Baryshnikov en arrière-plan)

    PHOTO STEPHANIE BERGER, FOURNIE PAR LA PRODUCTION

    Miki Nakatani (avec Mikhaïl Baryshnikov en arrière-plan)

  • Miki Nakatani livre une performance hors du commun.

    PHOTO MARIA BARANOVA, FOURNIE PAR LA PRODUCTION

    Miki Nakatani livre une performance hors du commun.

  • Avant le spectacle, dans sa loge, Miki Nakatani écoutait la Neuvième Symphonie de Mahler, une musique qui la prépare « à mourir ».

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    Avant le spectacle, dans sa loge, Miki Nakatani écoutait la Neuvième Symphonie de Mahler, une musique qui la prépare « à mourir ».

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Quand je joue, je deviens un moine. Ma journée est entièrement consacrée au spectacle. Ça se passe entre mon appartement et le théâtre [où elle arrive tôt]. Je ne profite de rien à New York en ce moment. Je dors 12 heures par jour et je joue. J’ai besoin de beaucoup d’énergie pour interpréter ces personnages.

Miki Nakatani

Au départ, François Girard a proposé à Miki Nakatani de jouer l’une des trois femmes. C’est elle qui a eu l’idée d’endosser les trois personnages. Cela donne lieu à une performance hors du commun. Rarement ai-je vu une interprète réussir à ce point une telle multi-interprétation. En une fraction de seconde, la voix, l’intonation, la gestuelle et le débit changent complètement quand elle passe d’un personnage à l’autre.

Énorme vedette de cinéma et de télévision au Japon, Miki Nakatani tente de prendre ses distances des réactions enflammées de ses admirateurs. « Ce qui est important pour moi est de bien jouer. Lorsqu’on a créé la pièce en 2011, je connaissais peu de choses au théâtre. J’ai appris que lorsque tu es sur une scène, particulièrement avec ce spectacle, tu n’as plus rien autour de toi. Tu es nue. Donc, tu sens que tu n’as plus rien à perdre. »

Miki Nakatani adore travailler avec François Girard, qu’elle qualifie de « perfectionniste obsessif ». « Elle a raison et parfois je dois cacher cet aspect de ma personnalité, dit le concerné. Mais ce que j’aime du Japon, c’est que tout le monde est comme moi. Je me sens comme à la maison », ajoute-t-il en riant.

L’histoire entre cette œuvre et François Girard connaît un nouveau souffle grâce à cette série de représentations au Baryshnikov Arts Center. « Wajdi Mouawad a mis ce livre entre mes mains et me disant que c’était un film. J’ai dit que c’était plutôt une pièce », se souvient le metteur en scène.

Cette décision fut la bonne. Espérons maintenant qu’on pourra un jour revoir ce spectacle à Montréal. Des discussions sont en cours.

Consultez le site du Baryshnikov Arts Center (en anglais)