Plusieurs nouvelles se partagent la première page de La Presse, le 12 février 1969, mais seulement deux d'entre elles sont illustrées.

La première rapporte l'explosion d'un engin artisanal dans une caserne des Forces armées canadiennes, troisième attaque du Front de libération du Québec en quelques jours dans la métropole. La seconde raconte l'émeute qui a culminé après des semaines de tensions raciales à l'Université Sir George Williams, qui allait devenir Concordia quelques années plus tard.

Si ces deux nouvelles ont chacune obtenu leur part de couverture à l'époque, elles n'ont pas parcouru le même chemin dans la mémoire collective - surtout chez les francophones, pour qui le bouillonnement politique des années 60 et 70 a été déterminant. L'émeute de Sir George Williams, elle, s'est effritée au point d'être essentiellement inconnue des jeunes générations de Québécois.

Ce n'en est pas moins un jalon dans l'histoire des Noirs dans la métropole et la province.

«C'est un moment inconfortable pour Montréal. On dirait que tout le monde a préféré mettre ça de côté», explique Lydie Dubuisson, coauteure de la pièce Blackout.

Alors que l'événement fêtera au cours des prochaines semaines son triste 50e anniversaire, la production théâtrale anglophone Blackout - qui sera présentée à compter de demain à la salle DB Clarke de l'Université Concordia - retrace non seulement l'émeute elle-même, mais tous les mois de tension qui l'ont nourrie.

Au printemps 1968, un groupe d'étudiants antillais porte plainte à la direction de l'université pour dénoncer un professeur qu'ils accusent de faire échouer systématiquement les étudiants de couleur. En janvier 1969, leur plainte est rejetée et quelque 200 manifestants (dont des étudiants blancs) décident d'occuper le neuvième étage de l'édifice pour protester contre la décision de l'établissement. Une entente est conclue une dizaine de jours plus tard, mais avorte, provoquant la colère des étudiants.

Ceux qui restent se barricadent, mais sont évacués manu militari par la police antiémeute. Des fenêtres sont fracassées, du matériel informatique est lancé à la rue, un incendie est allumé. Les dommages se chiffrent en millions et les protestataires sont traduits en justice.

Prise de position

Blackout prend donc le point de vue de six étudiants impliqués dans ces événements, sans pour autant prétendre à une reconstitution historique à la minute près.

«Les étudiants n'ont même pas de noms dans la pièce. C'est un choix qu'on a fait pour nous permettre une meilleure exploration sans crainte de s'approprier le vécu d'une personne précise», souligne Mathieu Murphy-Perron, coauteur et metteur en scène du spectacle.

«C'est une pièce de protestation: on n'a pas tenté de faire un documentaire», insiste celui qui est également producteur de la pièce, par l'entremise de la compagnie Tableau d'hôte.

La prise de position va encore plus loin: l'ensemble des actrices et acteurs de Blackout sont noirs. Ce qui implique que certains d'entre eux campent des personnages blancs.

«Oui, c'est voulu. C'est un statement, c'est certain», affirme M. Murphy-Perron.

«Au début, je me disais qu'on embaucherait des personnes blanches pour jouer les policiers, les membres de l'administration de l'université, etc. Mais un comédien m'a fait remarquer que lorsqu'il jouait en Jamaïque, faute d'acteurs blancs, il portait un accessoire blanc, tout simplement», poursuit le metteur en scène.

«On parle de la représentativité sur nos scènes, alors pourquoi ne pas donner l'occasion à plus de comédiens issus de la diversité d'être capables de jouer dans cette pièce? Le public va comprendre.»

Pour les acteurs et collaborateurs de la pièce, l'exercice a toutefois revêtu une valeur symbolique dont ils ne mesuraient pas la portée avant d'entrer en salle de répétition.

Lorsqu'elle s'est présentée à la première lecture de Blackout, la coauteure de la pièce Lydie Dubuisson a été carrément saisie par l'émotion.

«C'est difficile à décrire. Apercevoir ce groupe d'acteurs professionnels et me reconnaître dans chacun d'eux... C'était exceptionnel», résume-t-elle.

«Il y avait de la mélanine partout!», s'enthousiasme la comédienne Maryline Chery, en référence à ce pigment qui, en grande quantité, produit la peau foncée.

Selon elle, réunir cet ensemble, à plus forte raison dans cette production spécifique, a eu un effet ni plus ni moins que «cathartique».

«C'est important de retrouver notre voix, notre nom. Blackout aura un effet de guérison», estime-t-elle.

Histoire refoulée

Cette «guérison», c'est celle d'une communauté. Mais également celle d'une génération.

Car même si la communauté afro-québécoise a été au coeur de l'affrontement de Sir George Williams, cet événement - qui a aussi fait l'objet du documentaire Ninth Floor en 2015 - n'est pas pour autant connu de tous ses représentants.

«Je suis haïtienne, j'ai fait mes études à Concordia, et c'est seulement quand je suis entrée dans l'association caribéenne, en première année d'université, que j'ai appris que c'était arrivé», raconte Maryline Chery.

«Disons que ce n'est pas des histoires qu'on se raconte à Noël. C'est à la génération d'après, la nôtre, de déterrer la vérité, de raconter ce que nos parents ont vécu», estime Lydie Dubuisson.

Car c'est le silence qui a nourri l'«invisibilité» des personnes racisées dans la sphère publique, estime le collectif.

Et si les tensions raciales au Québec ne sont, à l'évidence, plus ce qu'elles étaient, il ne faut pas pour autant conclure que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.

«Dans les événements de 1968 et 1969, il y a des voix qui ont été censurées, rappelle Maryline Chery. On est à une époque différente, mais quand on s'insurge contre une injustice, comme contre SLĀV l'été dernier, on nous dit encore de nous taire. Ce ne sont pas les mêmes mots, mais le narratif reste le même.»

Blackout cristallise donc la volonté de toute une communauté de faire sa place, de refuser de se faire oublier.

La pièce incarne surtout le voeu de ne plus rien balayer sous le tapis. De ne plus se taire. Plus jamais.

Blackout, à la salle DB Clarke de l'Université Concordia, du 30 janvier au 10 février.

L'affaire Sir George Williams, 50 ans après

Retour sur les événements qui ont mené à l'émeute du 11 février 1969.

Le contexte

«I have a dream»: le mouvement d'émancipation des Noirs bat son plein aux États-Unis dans les années 60, et Montréal n'est pas en reste. La communauté afro-québécoise s'organise, se mobilise. Un tournant survient lorsque l'Université McGill accueille en 1968 le Congrès des écrivains noirs, où convergent des militants canadiens, américains, caribéens et africains. L'intellectuel québécois David Austin, d'origine jamaïcaine, décrit Montréal comme un «épicentre du Black Power» à cette époque. On estime alors à 50 000 personnes la population noire de la métropole.

Le déclencheur

Au printemps 1968, des étudiants caribéens de l'Université Sir George Williams en ont marre. Selon eux, le professeur de biologie Perry Anderson pratique de la discrimination raciale au point d'attribuer systématiquement des échecs aux étudiants de couleur. Un groupe de six d'entre eux porte plainte à la direction.

Le choc

Las d'attendre une réponse de l'Université, les étudiants organisent des manifestations pacifiques et des sit-in. Le 29 janvier 1969, le verdict tombe : les accusations à l'endroit d'Anderson sont rejetées.

L'occupation

En réponse à cette position de l'université, quelque 200 étudiants (blancs et racisés) prennent possession du neuvième étage du pavillon Henry F. Hall, qui héberge le département d'informatique. Ils y resteront pacifiquement pendant des jours, dans l'attente d'un assouplissement de la position de l'établissement.

L'explosion

Le 10 février, une entente est conclue entre l'Université et ses étudiants, et prévoit qu'un nouveau comité étudiera la plainte contre le professeur Anderson. Or, cet accord avorte tard en soirée. En colère, la centaine de manifestants toujours sur les lieux se barricade. Une pluie de papiers tombe des fenêtres ouvertes ou brisées, du matériel informatique est saccagé et balancé vers la rue.

L'affrontement

Pendant la journée du 11 février, un incendie se déclare. On chiffre les dommages en millions de dollars. Dans la rue, des centaines de badauds assistent à la scène. Selon certaines sources, certains invectivent les manifestants et scandent «Let these n** burn!» À la demande de l'Université, la police antiémeute pénètre dans l'édifice et place tous les manifestants en état d'arrestation.

L'épilogue

Les manifestants comparaissent à la cour municipale. Les accusations sont abandonnées contre certains d'entre eux, mais d'autres écopent de peines de prison. Le 12 février, le professeur Anderson, suspendu depuis le début de l'enquête le concernant, retrouve son poste. Au cours des années suivantes, l'Université reverra toutefois sa manière d'aborder les plaintes de racisme.

Image tirée du site de Bibliothèque et archives nationales du Québec

La une de La Presse le 12 février 1969