À l'ère du féminisme 2.0, du mouvement #moiaussi et du combat des victimes d'agressions non dénoncées, produire Les fées ont soif prend un tout autre sens. Créée au Théâtre du Nouveau Monde (TNM) il y a 40 ans, dans la controverse autour de la religion et de la... censure, la pièce pamphlétaire de Denise Boucher interpelle encore les femmes - et les hommes - d'aujourd'hui. La Presse en a discuté avec le trio d'actrices qui jouent cette partition à trois voix; unies dans la colère, la détresse et l'enchantement.

En 1978, le Québec avait encore un orteil dans l'eau bénite. En 2018, on ne risque pas de voir des ultracatholiques manifester devant le Rideau Vert contre votre production. En quoi la pièce est-elle toujours actuelle?

Caroline Lavigne: C'est évident que les choses ont changé en 40 ans. Je pense à ma mère, à ma grand-mère, leur vécu était complètement différent du mien. Les femmes ont davantage de place dans le monde du travail. Les relations de couple ont évolué. Et les hommes ont fait beaucoup, beaucoup de chemin. D'ailleurs, même si c'est un manifeste féministe avec une parole frontale, Les fées ont soif est aussi un appel à la réconciliation entre les sexes.

Pascale Montreuil: En même temps, si l'on regarde les trois personnages des Fées ont soif - une mère battue par son mari; une prostituée qui se fait violer; une femme opprimée par la religion -, est-ce que c'est encore représentatif? Est-ce que la violence conjugale, le viol, le sexisme dans les religions existent dans le monde actuel?

Poser la question, c'est y répondre.

Caroline Lavigne: À mon avis, le progrès est cyclique. On avance, puis on peut reculer. Moi, j'ai deux enfants au début du primaire. Ils vont avoir des cours d'éducation sexuelle. Or, il y a des parents de leur école qui trouvent ça effrayant ! Ils croient qu'on ne doit pas parler de sexualité aux enfants.

En Ontario, le premier ministre conservateur Doug Ford s'y oppose farouchement...

Bénédicte Décary: Pourtant, l'éducation, c'est la base de tout. Si on veut que nos enfants se sentent mieux dans leur sexualité, qu'ils ne répètent pas les mêmes vieux patterns sexistes, machistes, il faut leur donner une éducation sur le sujet.

Pascale Montreuil: Il y a d'autres choses qui ne changent pas. Une femme seule a peur de traverser un parc le soir. J'ai une fille de 16 ans et je m'en fais si je sais qu'elle marche seule dans la rue le soir. 

Dans la pièce, il y a une réplique qui m'a fait penser au mouvement #moiaussi: «Alors, nous vîmes les victimes se mettre à penser.» Le mouvement de dénonciations actuel est très fort. C'est comme si Denise Boucher avait fait germer quelque chose qui est devenu collectif...

Bénédicte Décary: Pour les quelques courageuses qui sont allées au front, combien d'autres se taisent encore? Aujourd'hui, cette violence [contre les femmes] est plus sournoise, polymorphe. Oui, les femmes ont l'impression d'être libres et émancipées, mais on voit des filles victimes de cyberintimidation, de proxénétisme, de chantage. Des adolescentes sortent avec des pseudo-amoureux qui textent et diffusent des photos nues de leur blonde pour épater leurs chums.

Dans sa pièce, Denise Boucher critique le symbole de la Vierge. Si tu n'es pas vierge, tu es nécessairement salope et soumise. Le personnage de la Statue dit: «Violer une putain, ce n'est pas un viol.» Pourtant, bien des hommes se vantent de leur sexualité active. 

Caroline Lavigne: Je pense que ça vient à la fois de la religion et de la culture. Historiquement, les hommes voulaient s'assurer de leur descendance. Puis les femmes n'étaient même pas considérées comme des citoyennes dans la Cité.

Pascale Montreuil: Mais Les fées lance aussi un appel à la réconciliation. Ce n'est pas une pièce anti-homme. À la fin, on tend les mains aux hommes. Dans notre proposition, il y a de l'amour, des sourires, de la lumière. Le but est d'ouvrir la porte au dialogue.

Bénédicte Décary: Il faut être conscient de ce qui a été fait; mais aussi de ce qu'il reste à faire. Regardez les téléréalités. Il y a encore des émissions machos qui ont comme message le postulat qu'une femme doit être constamment un objet de désir. Et il y a des filles qui embarquent là-dedans, en disant que pour devenir puissantes, importantes, elles doivent être hyper sexuelles.

Photo Bernard Brault, La Presse

Pascale Montreuil, Caroline Lavigne et Bénédicte Décary en répétition au Rideau Vert

Et c'est un leurre... Les archétypes féminins de la pièce (la mère, la putain, la sainte) sont-ils éternels?

Bénédicte Décary: Bien sûr que c'est un leurre! Je ne connais aucune fille épanouie, bien dans sa peau, avec des faux seins énormes, des talons aiguilles de 15 cm, et qui passe sa vie à courir les rendez-vous pour se faire épiler, botoxer et changer le corps.

Vous avez la chance d'être dirigées par Sophie Clément qui a joué dans la création. En 1978, en plus des manifestations devant le TNM, les comédiennes ont reçu des menaces de mort. Elle vous en a parlé?

Bénédicte Décary: Les comédiennes jouaient sur le fil de fer et n'osaient pas aller trop loin. Louisette Dussault ne disait pas la réplique «Au nom de la queue et du père et du fils». Lorsque je joue Madeleine, je ne joue pas que la putain. La force du texte, c'est de montrer toutes les facettes et de les faire résonner en chacune de nous. On n'est pas juste une affaire dans la vie. On est plusieurs choses avec des nuances.

Croyez-vous justement que les femmes soient mieux représentées en 2018 dans les fictions? Je pense aux trois personnages féminins dans Les Simone à Radio-Canada, Maxim, Laurence et Nikki...

Pascale Montreuil: J'ai justement vu une scène avec Nikki, hier soir. Ça m'a fait penser à ton personnage, Bénédicte. Nikki est une ex-escorte qui a fait des excès dans son passé. Elle va dans une soirée mondaine avec son chum, où elle croise d'anciens clients. Elle a honte et sabotera sa relation. Elle est incapable de se laisser aimer pour ce qu'elle est...

Bénédicte Décary: Ah, mon Dieu, tu touches vraiment à quelque chose! Ce sont les mêmes archétypes, mais plus modernes: une intellectuelle, une escorte et une «sainte» mal dans sa peau. Les trois femmes des Simone sont fortes et brillantes, mais elles traînent des séquelles qui les empêchent de s'épanouir dans leurs relations avec les hommes. Elles ont de la difficulté à se libérer de leurs démons, de leur prison. Comme dans Les fées ont soif.

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Au Théâtre du Rideau Vert, jusqu'au 10 novembre.

Photo Bernard Brault, La Presse

Quarante ans après avoir joué dans la pièce au TNM, Sophie Clément met en scène Les fées ont soif au Rideau Vert.