Le timing était parfait, ce lundi soir d'il y a deux semaines, pour aller rencontrer Robert Lepage, en relâche de son splendide spectacle 887, au Trident. Nous ne nous étions pas vus depuis la fin de ma tournée des Aiguilles et l'opium l'été dernier (rebaptisé par lui Les Anguilles et l'Optimum...), et nous étions donc franchement dus - comme disent les gens qui disent: «on est dus», du latin dussis, qui se traduit par «ils étaient dus» ou «ils allaient donc être dus».

Il a très gentiment accepté de me rencontrer pour La Presse et, avant d'aller déguster une venaison raffinée dans un des nombreux restaurants moléculaires de Versailles - de Québec, pardon -, nous avions rendez-vous aux bureaux de sa compagnie Ex Machina, devant deux Coca Light. Je ne me lasserai jamais d'une conversation avec Robert autour d'un Coca Light. Je ne me lasserai jamais d'une conversation avec Robert. Je ne me lasserai jamais de Robert. Merci du temps et sois heureux, mon si généreux et si génial bel ami.

Marc Labrèche: D'abord, comment vas-tu, mon ami? Cours-tu après ta queue ou t'as le temps de voir venir?

Robert Lepage: C'est sûr que mon horaire est toujours un peu chargé, comme d'habitude. Mais j'ai pris un mois off cet été, pis après ça, lentement, on a grimpé un peu la vitesse. Je joue le soir; le jour, je suis sur deux, trois projets, je m'entraîne le matin. Mon temps est occupé, mais c'est une belle progression.

ML: J'avais envie de savoir si ton travail sur 887 t'avait donné l'occasion de réfléchir, par exemple, au rapport au temps de notre génération en comparaison avec celle qui nous suit. Vois-tu une différence?

RL: Moi, dans les conversations que j'ai avec les jeunes par rapport au temps - j'imagine que c'était peut-être pareil à l'époque pour nous -, l'idée revient toujours qu'ils ne sont jamais conscients que le temps est un voleur. Ils pensent avoir toute la vie pour faire les choses. Alors que, pour nous, le temps passe vite. Surtout pour les gens qui ont des moyens, les gens qui vivent bien de leur art ou de leur métier, la vraie richesse est le temps. C'est pas nécessairement le cash. Pour moi, c'est bizarre, un jeune qui me dit: «Je vais faire trois ans dans l'armée parce que ça va me payer.» Mais à l'âge que t'as, tu pourrais vivre plein de choses! C'est comme si le temps, pour eux, était illimité. Ça me trouble un peu.

ML: Pourquoi?

RL: Peut-être parce que je valorise le temps d'une façon que je ne le valorisais pas avant. Et aujourd'hui, je trouve la jeunesse un peu indolente. Et la jeunesse s'étire jusqu'à 30, 35-36 ans. Les jeunes se disent: «Ma vie, je la ferai plus tard.» Mais justement, en travaillant sur 887 et la mémoire, j'ai appris que notre cerveau n'est pas fait tellement comme celui de l'homme de Néandertal mais tient encore davantage de l'époque paléo. Notre mémoire est faite pour se rappeler très bien ce qu'on apprend dans nos cinq ou six premières années, qui sont des choses de survie importantes. Nos parents nous disaient que pour survivre, il fallait chasser, faire ci ou ça... On fonctionne encore de cette façon, sauf qu'aujourd'hui, on commence à travailler tard, notre éducation se termine parfois à 25-30 ans. On commence donc notre métier à un moment où notre mémoire n'est plus à son maximum. On est mal faits; les choses sont étalées sur beaucoup plus longtemps qu'à l'époque où les filles avaient des enfants à 13-14 ans, où elles jouaient avec des poupées et, tout de suite après, elles jouaient avec leur bébé. Maintenant, les gens planifient. «Je vais attendre d'être dans la trentaine avant d'avoir un enfant, parce que j'ai ma carrière...» Le rapport au temps est changé, et on n'est pas équipés pour fonctionner comme ça.

ML: On a l'impression que tu ne vis pas dans le même espace-temps que la majorité des gens, ne serait-ce que parce que tu vis continuellement dans plusieurs fuseaux horaires à la fois... Ton rapport au temps est-il compatible avec celui de tout le monde?

RL: Je ne sais pas. Une chose est certaine: je fais autant de projets que j'en faisais quand j'étais jeune. J'avais plus d'énergie, sauf qu'aujourd'hui, je suis moins stressé, moins fatigué, alors qu'à l'époque, j'étais toujours brûlé, toujours stressé. Maintenant, j'ai une équipe extraordinaire qui m'organise les choses. Aussi, mes projets sont étalés dans le temps, ce qu'il n'y avait pas avant.

ML: Est-ce que tes idées te viennent rapidement?

RL: Disons qu'on étale un projet sur deux, trois ans. Ça laisse le temps au cerveau de faire ce que j'appelle le «render farm», le temps de rendu. Quand tu programmes ton ordi le matin (tu fais ton dessin, ton montage cinéma, etc.), tu peux voir très vite ce que ça va être, mais il faut que tu laisses le temps à l'ordi de faire son rendu. Des fois, ça se poursuit la nuit. Quand tu dors, l'ordinateur fait: «Bon, il veut ça comme ça et comme ça.» Ce qui fait qu'après la nuit, tu te réveilles, l'ordi a travaillé, et c'est là.

Quand je répète un spectacle, c'est comme ça. On fait cinq jours de répétition, on décide d'une création, d'une idée. À la fin des cinq jours, on sait pas mal où on s'en va, mais il n'y a pas encore de show. On se revoit quatre mois plus tard, mais, quand on se revoit, on n'est pas au jour 6! Il s'est passé une affaire inconsciente chez tout le monde qui fait qu'on est des semaines en avant. [...] C'est la grande différence avec quand j'étais jeune. Aujourd'hui, on fait tellement de projets en même temps, ça se croise, les projets s'informent les uns des autres; pendant qu'il se passe une affaire, il y a une autre capsule de temps quelque part qui se développe et dont tu n'es pas conscient.

ML:  Et il s'agit de faire confiance...?

RL: Et il s'agit aussi d'oublier... Quand je travaille sur un projet, l'autre projet peut disparaître complètement. Je me souviens que je travaillais sur un projet sur Frank Lloyd Wright, l'architecte. Ses disciples de l'époque me racontaient que les clients venaient le voir et disaient: «Bon, je veux une maison sur telle colline, avec une chute...» Et là, l'équipe visitait le lieu, OK, cool, mais jamais personne ne travaillait ou ne dessinait tout de suite. Quand le client demandait si les plans de la maison étaient prêts, Frank Lloyd Wright disait: «Venez nous voir après-demain, on va vous montrer ça.» Et là, pendant 48 heures, on dessinait et toute la maison était là. Oui, il faut faire confiance au cerveau, le laisser digérer, il va produire quelque chose. Et, dans notre métier, tu ne tires pas sur une fleur qui pousse. 

Comme pour les animaux, chaque projet a un temps de gestation différent. Une femme prend neuf mois pour accoucher d'un enfant, mais pour un éléphant, par exemple, c'est deux ans. Un autre animal, c'est deux jours. Les projets ont une nature que tu ne connais pas au départ, mais à force de travailler dessus, tu te dis: «OK, ça, dans un an, ça va être prêt.» Il faut comprendre c'est quoi l'animal. Tu dis: «Ce projet-là, c'est une girafe.» Ou un poisson. Ce n'est pas vrai que toutes les pièces de Shakespeare, tous les Tremblay, tous les Molière ont le même temps de gestation. Ce sont des animaux différents.

ML:  Tu m'as déjà dit, en parlant de ça, que l'une des plus belles choses au théâtre est quand le temps s'arrête...

RL: Il y a un truc qui se passe avec le temps au théâtre, qui ne se mesure pas d'une façon scientifique: le temps respire, il se dilate. Tu ne peux pas quantifier le temps de la même façon que dans une partie de football, une période au hockey, les 20 minutes... Je ne veux pas avoir l'air prétentieux, mais quand c'est vraiment bon, tu peux faire des shows de six, sept ou neuf heures. Tu peux pousser l'enveloppe. Si c'est vraiment bon, le temps devient relatif et le spectateur peut se dire: «J'en aurais pris une autre heure.» Il y a un autre rapport au temps. C'est comme quand Cocteau dit: «Les censeurs ne savent pas qu'au cinéma, on allonge ce qu'on coupe.» Dans un film, si le récit se tient bien mais que tu décides de couper parce que ça ne rentre pas dans la case horaire, tu vas souvent rallonger l'affaire. C'est une émotion avec laquelle il faut jouer en création - surtout en récit, où l'art s'exprime en durée. Ce qui n'est pas le cas d'une toile, d'une photo ou d'une sculpture.

ML:  Sens-tu le temps passer au quotidien? As-tu peur de vieillir?

RL: Non. Moi, vraiment, je ne donnerais rien pour retourner à 25 ans. Je ne donnerais rien pour retourner en arrière parce que j'étais un con. Sérieusement, j'étais un imbécile, plus jeune. Même il y a deux ans, j'étais plus con que je suis con là. Maintenant, j'ai une expérience que je n'avais pas il y a cinq ans, où j'avais peur de telle ou telle chose. Mais je n'ai plus cette peur-là, alors pourquoi je voudrais retourner à une époque où j'avais peur de ça? Et ces peurs-là m'empêchaient d'avancer, de progresser, d'être heureux. Encore une fois, Frank Lloyd Wright, quand il a eu 90 ans, on lui a demandé: «Est-ce que vous regrettez d'avoir perdu votre jeunesse?» Il a dit: «La jeunesse, c'est pas un âge; la jeunesse, c'est une qualité et, quand tu l'as, tu l'as jusqu'à la fin de ta vie, la jeunesse.»

ML: Si tu étais un animal, ce ne serait pas une tortue, j'imagine.

RL: Moi, un animal qui me fascine beaucoup, c'est le dauphin. Il a une drôle d'intelligence, il a l'air plus intelligent que la moyenne des ours, mais on ne comprend pas pourquoi. On ne sait pas ce qu'il sait, ce qu'il ne sait pas. Il y a une espèce de mystère autour de cet animal-là. Et ça, le mystère... Moi, les gens mystérieux m'attirent, m'intéressent. C'est pour ça qu'il ne faut pas trop être exposé, parce que si on est trop exposé, on perd notre mystère. C'est un animal qui nous réserve des surprises, qu'on ne saisit pas encore. Et c'est un animal sensuel.

ML: Constamment en érection, paraît-il.

RL: Paraît-il... Et qui fait même l'amour pendant ses spectacles. Le dauphin saute hors de l'eau pour effectuer ses vrilles et épater les enfants, mais sous l'eau, entre deux saltos, il se passe subtilement des choses entre eux, il paraît.

ML: Faire l'amour en vrillant sous l'eau, mon rêve. Pour finir, juste comme ça: quelle est ton heure préférée de la journée?

RL: Mon Dieu, quelle question... Moi, je me lève assez tôt, je suis incapable de dormir s'il y a de la lumière. J'ai l'impression de passer à côté de ce qui se passe si le soleil est levé et que je ne suis pas debout. J'aime bien la zone avant d'aller travailler, au petit-déjeuner... Il y a tes rêves, aussi, que t'as fait la nuit précédente... T'as le récit de ce qui s'est passé la veille... T'as l'énergie du matin. Tu sais, la chanson d'Annie dans le musicalTomorrow, tomorrow! L'espèce d'espoir du lendemain matin...

ML: Qui sera toujours plus beau qu'aujourd'hui...

RL: Que tout ira mieux, quand le soleil va se lever, tu vas voir clair...

ML: T'as un côté agricole, finalement.

RL: Sûr! Demain est un nouveau jour...

ML: Merci infiniment, mon ami.

RL: On va manger?

PHOTO FOURNIE PAR MARC LABRÈCHE

Marc Labrèche et Robert Lepage se sont prêtés au jeu de l'égoportrait.