Le dramaturge et metteur en scène Olivier Kemeid (Five Kings) a participé à la scénarisation du nouveau spectacle du Cirque du Soleil, Toruk, qui sera présenté au Centre Bell dès le 21 décembre. Ce fils de père égyptien d'origine libanaise et de mère québécoise a publié un texte très touchant sur les réfugiés syriens, dans la foulée des attentats de Paris.

J'ai trouvé improbable ta participation à un spectacle du Cirque du Soleil inspiré par le film Avatar...

C'est étonnant, oui! J'avais travaillé avec Victor Pilon et Michel Lemieux sur Icare au TNM, en partant du mythe. Ils m'avaient parlé à l'époque du Cirque du Soleil et je leur avais dit franchement que je n'étais pas sûr d'être la bonne personne pour faire ça. Je ne connaissais pas bien l'univers du Cirque. J'étais presque sur la défensive, mais j'ai été séduit par leur façon d'approcher ça et l'étincelle d'enfant dans leurs yeux quand ils me parlaient du spectacle. J'aime aussi les films de science-fiction...

Je n'ai vraiment pas aimé Avatar...

Ce n'est pas non plus un film que j'ai adoré. Je sentais que le public cible, c'était mon fils de 6 ans. J'avais été subjugué par le début du film, la partie terrienne, l'imagerie 3D. Beaucoup moins par le côté ésotérique. Ce qui est paradoxal, c'est que c'est également assez violent. Sans doute pour les éternels adolescents qui forment une grande partie du public américain, voire occidental.

Tu t'intéresses beaucoup aux mythes au théâtre, mais aussi, pour cette production, à Star Wars...

C'est une oeuvre fascinante au point de vue mythologique, Star Wars. C'est une fusion de je ne sais combien de mythes. Ça me plaît énormément. Il y a plein de thèmes de Star Wars qui me rejoignent: le rapport père-fils, tuer son père pour devenir un homme, etc.

Parlant du père, à quel moment est né chez toi ce désir d'en savoir plus sur tes origines?

De façon consciente, assez tardivement. D'abord parce que mon propre père a refoulé ses origines jusqu'à l'âge de 50 ans. Il est arrivé ici à 6 ans. Il a voulu être plus québécois que les Québécois. Plus indépendantiste que n'importe quel indépendantiste. En rupture avec sa propre famille. Un shish taouk de temps à autre, mais c'est tout! J'étais en contact avec mon grand-père paternel, qui habitait dans la communauté égypto-libanaise de ville Saint-Laurent, où j'ai dormi tous les vendredis avec mon frère, de 4 à 14 ans. Ça m'a mis en contact avec l'Égypte, dont il était très nostalgique. Il m'en parlait, j'avais les yeux écarquillés, mais c'était le pays de mon grand-père. Je ne m'y identifiais pas moi-même.

Mais on t'y identifiait malgré toi? Ton père a quitté l'Égypte à 6 ans, ta mère est québécoise, mais ton nom est arabe...

Mon fils se fait déjà demander d'où il vient! Dans les médias, on ne parle jamais de la famille de ma mère, des Rochefort du Bas-du-Fleuve, à Saint-Michel-de-Bellechasse. C'est moins compliqué de me présenter comme Égyptien ou né de parents égyptiens. La réduction fait qu'on m'arabise!

Est-ce en réaction au fait d'être ainsi arabisé que tu t'es intéressé à tes origines?

Il y a d'abord eu un rejet de ça de ma part. Je n'avais pas de questionnement identitaire. Quand on a commencé à m'en parler à l'École de théâtre, je me suis demandé si je ne devais pas plonger. Mais je craignais d'être catalogué comme un dramaturge de l'exil. Je me sentais comme un imposteur, en comparaison avec Wajdi ou Dany Laferrière en littérature. Le déclic est venu de manière très littéraire, en 2007, lorsque j'ai mis la main sur L'Énéide de Virgile. J'y ai vu l'histoire de mon grand-père. Énée quitte Troie en flammes avec son fils qui a environ 6 ans et erre pendant 7 ans dans le bassin méditerranéen. C'était le premier récit politique d'une immigration. Comme il y avait eu, en 1952, le grand incendie du Caire, j'avais toutes sortes de parallèles en tête. Cette adaptation, c'est un peu ma naissance artistique. Je ne pouvais plus faire abstraction de mes origines. Il a fallu que je l'assume, mais comme un Québécois qui n'a jamais douté de son identité.

J'ai été très ému par ce que tu as écrit après les attentats de Paris, sur le sort des réfugiés. «J'ai longtemps cru que c'était le terrorisme qui m'avait engendré...»*

J'étais à l'aéroport en Louisiane, où l'on prépare le spectacle du Cirque du Soleil. C'était le lendemain des attentats. Je revenais à Montréal. Ç'a été un cri du coeur instinctif. J'ai mis ça sur mon Facebook et ç'a été repris dans le Métro et le Huffington Post. J'ai beaucoup d'amis à Paris et, comme je ne pouvais pas les prendre dans mes bras, c'est ce que j'ai fait. Je suis conscient des limites de ma métaphore: je ne suis pas musulman, je n'ai pas vécu le drame du petit Aylan Kurdi, mes grands-parents n'étaient pas des réfugiés. Au moment de la crise des accommodements raisonnables, mon père m'a dit qu'il était plus facile d'immigrer ici en 1952 qu'aujourd'hui. Alors que c'était sous Duplessis, pendant la Grande Noirceur! Ç'a été un choc pour moi. Du mythe du Québec du Moyen-Âge au mythe du Québec post-Expo universelle, complètement ouvert.

Aujourd'hui, quel regard poses-tu sur cette crainte que l'on a envers les réfugiés et sur ces mythes que certains perpétuent au sujet des musulmans?

Je crois que le Québec s'est longtemps considéré en banlieue de l'histoire. Pour des raisons parfois absurdes, mais aussi de survivance. Le spectre de la «louisianisation» - il faut qu'on reste entre nous, tricotés serré, sinon on va disparaître - et cette conviction si forte mais si fausse que, de la Seconde Guerre mondiale au Congo en passant par le Rwanda, ce qui se passe ailleurs ne nous concerne pas. Je pense que cette conviction-là est maintenant tombée. Depuis la crise des accommodements raisonnables, certains sortent le méchant. Je crois que c'est notre travail à nous, intellectuels, artistes, médias, politiques, de vaincre ces peurs que je déplore, mais que j'essaie de ne pas trop condamner en bloc. D'abord parce qu'on est dans l'irrationnel - c'est dur à expliquer, l'irrationnel - et ensuite parce qu'on ne peut pas non plus s'aveugler sur les attentats ou sur les guerres que nous menons. La dernière chose à faire, c'est de balayer ça du revers de la main en disant que ce ne sont que des paroles de «tatas» racistes. C'est faire le jeu de l'extrême droite. C'est une des erreurs de la France, à mon avis. Je m'inquiète beaucoup du 28% [aux élections régionales françaises] à Marine Le Pen.

C'est inquiétant de constater à quel point le Front national a réussi à banaliser son discours d'extrême droite pour le rendre «acceptable». Je ne serais pas surpris que des commentateurs québécois reprochent bientôt à la gauche de diaboliser le FN. Tu te sens une responsabilité en quelque sorte de participer, comme intellectuel, à ce débat?

Oui, pleinement. Au-delà de mes origines. Humblement et à ma mesure.