C'est dans le tumulte de notre printemps érable que Stéphane Brulotte s'est intéressé au printemps autrement sanglant qui a secoué le monde arabe, déclenché par l'immolation par le feu d'un jeune Tunisien. Il a finalement écrit un texte sur le sens à donner à ce geste. Un monologue poignant mis en scène par Dominic Champagne.

C'était le 17 décembre 2010, en Tunisie. Ce jour-là, Tarek Bouazizi, vendeur ambulant anonyme, s'est immolé par le feu dans son village de Sidi Bouzid, excédé par la misère et le harcèlement des policiers. Ses funérailles ont déclenché une révolte populaire qui s'est propagée dans le pays entier, provoquant le départ du président Ben Ali.

À l'époque, Stéphane Brulotte ne savait pas que le Printemps arabe avait été déclenché par cette histoire.

«J'étais touché par le personnage, mais, en même temps, j'étais incapable de m'identifier à lui, a-t-il confié. J'étais troublé par son geste. Je me disais: «Qu'est-ce que ça t'a donné de faire ça? Tu ne vis plus, ta mère te pleure.» J'étais à la fois perplexe et fasciné par ce qui avait pu le pousser à se rendre jusque-là.»

À force de réfléchir au sens à donner au geste désespéré du jeune homme de 27 ans, l'auteur de La partie de l'empereur et de Dans l'ombre de Hemingway a créé un personnage en dialogue avec ce cadavre.

Ce personnage est un médecin légiste censé faire l'autopsie du corps du jeune homme, mais en prenant soin de discréditer la victime. «Il faut savoir que dans une dictature, le rôle du médecin légiste est très politique, explique Stéphane Brulotte. Surtout quand on sait qu'une partie des meurtres sont commis par les policiers eux-mêmes.»

L'intérêt de ce médecin était donc qu'il n'était pas «vendu» à la cause du garçon surnommé Besbouss par sa mère (celui qu'on couvre de baisers, en arabe). Simultanément, on apprend que cet homme-là, en son temps, a lui aussi participé à une révolution et qu'il a défendu des principes de justice.

«C'est un peu l'autopsie de sa propre désillusion», précise Stéphane Brulotte.

Un acteur marocain

Pour interpréter le rôle du médecin légiste, le metteur en scène Dominic Champagne a eu l'audace de faire appel à un acteur d'origine marocaine, Abdelghafour Elaaziz.

C'est lui qui a joué le rôle du bourreau dans le film Incendies de Denis Villeneuve. On l'a aussi vu dans le film Le banquet de Sébastien Rose. Au théâtre, il a joué dans la version anglaise de L'affiche, de Philippe Ducros, et dans Cantate de guerre, de Larry Tremblay, au Théâtre d'Aujourd'hui.

L'acteur marocain, qui vit à Montréal depuis 2006, était ravi de participer à ce projet, même s'il regrette parfois d'être cantonné dans des rôles d'Arabe ou d'immigré clandestin. «Je peux jouer Richard III aussi, vous savez, dit-il à la blague. Mais c'est sûr qu'avec mon accent, je ne peux pas jouer dans Mémoires vives...»

De son personnage, il explique: «C'est un médecin qui travaille pour le ministère de l'Intérieur au milieu du bordel des émeutes, pour faire la preuve qu'il n'a pas été battu par des policiers. Ce qui est absurde, puisque le corps du jeune homme est carbonisé...»

Dominic Champagne cite ce passage de Besbouss: «Qu'avons-nous fait de notre pays pour que nos enfants ne rêvent que de le quitter?» «Dans la pièce, le médecin légiste est un vieux révolutionnaire compromis, qui est devenu le collaborateur d'un régime corrompu. Et Abdel est un homme qui a quitté son pays. C'est une expérience humaine qui nous branche sur cette réalité-là.»

«Le médecin se demande s'il peut se plier aux demandes des autorités, explique Abdelghafour Elaaziz. Il a toujours fait partie de cet appareil d'État, mais là, il se demande ce qu'il va faire. L'autopsie est vraiment celle du médecin. C'est l'insignifiance (perçue) du geste du jeune homme qui finit par le révolter...»

Stéphane Brulotte et Dominic Champagne avouent avoir vécu le syndrome de l'imposteur en s'attaquant à cette histoire. L'an dernier, ils ont fait un voyage en Tunisie, pendant le Forum social mondial. «Ce voyage-là m'a donné l'impression de lire mille livres sur le sujet», dit Stéphane Brulotte.

«Au-delà de l'anecdote historique, c'est la tragédie de celui qui a perdu sa foi dans la révolution, estime Dominic Champagne. Sa foi dans le fait qu'on puisse changer le monde. Ce n'est pas facile pour lui d'avouer que sa compromission au régime aboutit à ce désespoir, lui qui a été un révolutionnaire.»

________________________________________

Au Théâtre de Quat'Sous du 22 avril au 17 mai.