La nouvelle pièce de Carole Fréchette, créée à Martigues (en France) et à Calgary le mois dernier, tombe à point nommé. Dans la foulée du mouvement des indignés, des manifestations étudiantes et de la grande marche prévue le Jour de la Terre, l'auteure de La peau d'Élisa et des Sept jours de Simon Labrosse nous propose un texte sur l'engagement.

Je pense à Yu est né le 23 février 2006. Ce jour-là, en lisant son journal, Carole Fréchette tombe sur un entrefilet qui annonce la libération d'un journaliste culturel chinois, Yu Dongyue, après 17 ans de détention. L'homme avait été arrêté durant les manifestations étudiantes de la place Tiananmen, en mai 1989, après avoir jeté des coquilles d'oeuf remplies de peinture sur l'immense portrait de Mao Zedong. Condamné à 20 ans de prison, torturé et isolé pendant des années, l'homme libéré, rapportait-on, souffrait de maladie mentale.

«Ce qui m'a frappée dans cette histoire, c'est la gravité de la peine imposée à ce jeune homme qui, à l'époque, avait 21 ans. Quelqu'un qui, au fond, n'avait fait de mal à personne, explique Carole Fréchette. J'étais fascinée par le geste lui-même, à la fois spectaculaire et dérisoire. Ce geste frontal, où le jeune homme s'en prend à une icône, on peut le voir de deux façons: on peut dire que c'était héroïque, mais aussi que c'était suicidaire. En tout cas, la sévérité du gouvernement à son endroit était inacceptable. Ça m'a remuée. J'avais envie d'écrire là-dessus.»

C'est ainsi qu'a pris forme le personnage de Madeleine, femme militante et engagée, dans la cinquantaine, habitant seule un petit appartement. Un jour, elle tombe sur ce fameux entrefilet concernant Yu Dongyue. Cette femme, qui vit une crise identitaire, devient alors obsédée par cette histoire. Elle multiplie les recherches sur l'internet, et, petit à petit, à la manière d'une journaliste d'enquête, elle reconstitue les événements. L'histoire a été immortalisée par ce portrait géant de Mao taché de peinture et ces deux bannières accrochées juste avant l'acte «contre-révolutionnaire» sur lesquelles on pouvait lire: «5000 ans de totalitarisme se terminent aujourd'hui» et «Le culte de la personnalité doit s'arrêter.»

Que faire?

Le parcours de Madeleine est en fait celui de Carole Fréchette et des découvertes qu'elle a faites en approfondissant son sujet. Notamment le fait qu'ils étaient trois jeunes hommes à lancer les oeufs contenant la peinture. Yu Dongyue, mais aussi Yu Zhijiang et Lu Ducheng. Qu'ils avaient soigneusement planifié ce coup d'éclat et même averti leurs parents. Et puis, la pièce maîtresse du puzzle: le fait que ce sont les leaders étudiants, à l'origine des manifs, qui ont fait arrêter les trois garçons, estimant qu'ils discréditaient leur mouvement. Pas la police, ni l'armée.

«L'histoire de Yu nous questionne sur ce qu'il faut faire pour faire avancer les choses, précise Carole Fréchette. Quels gestes doit-on faire? Quand doit-on être raisonnable?» Madeleine dira un jour: «Est-ce que la Chine avait besoin de votre sacrifice?» Avec le non-respect des droits de l'homme et de la liberté d'expression en Chine aujourd'hui, la question se pose. En cours d'écriture, Carole Fréchette a rencontré l'un de ces trois Chinois, Lu Ducheng, qui vit maintenant à Calgary, d'où la création là-bas en février. «J'étais très émue. Il m'a parlé de leurs motivations. De leur volonté de faire tomber le gouvernement. De leur besoin de faire quelque chose. Ils étaient persuadés que les leaders étudiants, qui avaient organisé les manifestations, seraient impressionnés.»

Autour du personnage de Madeleine, qui sera incarné par Marie Brassard, se greffent deux autres personnages. D'abord, celui de Lin, une jeune Chinoise qui suit des cours de français avec Madeleine (Marie-Christine Lê-Huu). Et puis Jérémie (Jean-François Pichette), un voisin qui habite seul, lui aussi, après avoir élevé un garçon avec des problèmes de santé. «La réalité de ces Chinois m'apparaissait tellement lointaine, explique Carole Fréchette. Je me suis demandé quel écho pouvait avoir un geste pareil sur de simples citoyens.» L'auteure admet qu'il n'a pas été facile de greffer l'histoire de Yu à celle de ses personnages. La mise en scène de Marie Gignac consistera justement à faire coexister la petite et la grande histoire.

Est-ce que le geste de Yu, comme celui d'avoir écrit une pièce de théâtre sur son histoire, peut changer quelque chose? «Je ne crois pas que ce sont des gestes qui ont un résultat immédiat, répond Carole Fréchette. Mais je crois que les gens qui osent se tenir debout ont un impact réel sur ceux qui les entourent. Le courage de Yu et de ses amis a certainement été marquant. Quant à la pièce que j'ai écrite, je n'ai aucune prétention, mais je crois que c'est une façon d'imprimer quelque chose dans l'imaginaire des gens.»

Je pense à Yu, au Théâtre d'Aujourd'hui du 3 au 28 avril.