Au troisième rappel, Denis Marleau et sa complice en vidéo Stéphanie Jasmin - un peu raides et intimidés - se sont joints aux sept comédiens pour venir saluer le public. Une salle de 950 places remplie jusqu'au dernier fauteuil et qui a continué à applaudir chaleureusement jusqu'au sixième rappel.

Pour cette première «générale de presse», l'accueil fait au metteur en scène Denis Marleau et à sa version très contemporaine de l'Agamemnon de Sénèque fut donc plus qu'honorable, sans être délirant: même à la Comédie-Française on a déjà vu des salles plus enthousiastes. Cette création plutôt audacieuse pour les normes de la vénérable salle Richelieu a même eu droit à quelques sifflets isolés venus des balcons. Équilibrés par quelques bravos.

«En réalité, je trouve que la réception de la salle a été parfaite, nous a confié Muriel Mayette, «administrateur général» du Français, après le tomber du rideau. Le texte de la pièce et sa chute ne sont pas assez glamour pour déclencher une ovation, mais il y avait de bout en bout une extraordinaire qualité d'écoute des spectateurs, pour une création qui est certainement la plus avant-gardiste jamais créée à Richelieu.»

En un mot, Mme Mayette était ravie, à la fois par le travail de Denis Marleau, à qui elle avait personnellement fait appel, et par la réaction des spectateurs. Le metteur en scène, comme cela lui arrive, n'avait pas vraiment mijoté de climax pour cette tragédie fort peu connue du philosophe Sénèque. Comme pour Les aveugles de Maeterlinck, on a vu peu à peu la lumière s'estomper, un rideau s'abaisser lentement et, après un moment d'hésitation, on a compris que la pièce était terminée.

Faisons une distinction.

D'un côté, il y a le dispositif scénique pensé par Marleau, qui est sublime. Les visages filmés de comédiens sont projetés par intermittence sur 15 grands masques humains blancs accrochés sur le fond du décor. Généralement, le même visage apparaît sur plusieurs masques en même temps: le choeur antique est interprété par le même comédien qui se démultiplie, se partage la narration. L'image est saisissante, de même que la qualité du son enregistré. Le mélange des masques et des sept comédiens qui évoluent sur scène est parfois très réussi: par exemple lorsque Cassandre, montée sur un piédestal, déroule ses sombres prophéties sous l'oeil inquiétant de ce choeur électronique.

De l'autre, il y a le texte lui-même, dont certains passages ont une résonance moderne et poétique, grâce soit rendue à la nouvelle traduction de Florence Dupont. Mais l'ensemble reste - comme c'est souvent le cas dans les oeuvres antiques v une succession de longs monologues. Pour les grands connaisseurs de ce théâtre, cela ne pose sans doute aucun problème. C'est la loi du genre. Et, même pour les non-initiés, un formidable comédien comme Michel Vuillermoz réussit à transformer le long monologue du messager en morceau de bravoure. Mais, dans l'ensemble, il s'agit d'une pièce austère, pour ne pas dire injouable. Et dont l'intrigue réussit à être compliquée, sauf pour les aficionados de cette épopée sanglante des Atrides.

La romancière Régine Deforges faisait manifestement partie de ces amateurs éclairés, car elle se disait «ravie» par cette création audacieuse. Pour cette grande première du lundi soir, d'autres distingués «culturels» étaient de la partie: le philosophe Michel Serres, le comédien Lambert Wilson, la journaliste et biographe Laure Adler. Et quelques autres, qui semblaient satisfaits de ce qu'ils avaient vu.

Denis Marleau, qui n'est pas du genre à faire dans les mondanités, n'avait pas l'air tellement impressionné par la présence de ces people. «Ce soir, la salle a bien réagi, a-t-il dit après le spectacle, mais on a déjà donné deux représentations pour les simples habitués de la Comédie-Française, et l'accueil était nettement plus chaleureux.»