À deux semaines de la première d'Agamemnon -pièce rarement jouée du Romain Sénèque- à la Comédie-Française, Denis Marleau m'a autorisé à pénétrer quelques minutes dans le Saint des Saints: la vénérable salle Richelieu où les techniciens sont en train de monter le décor de sa nouvelle création.

Une faveur exceptionnelle, avec les précautions d'usage: «Il ne faut pas juger sur ce que vous voyez, ce n'est pas définitif, il manque les éclairages», etc. On se contentera donc de dire que le fond de la scène est tendu de voiles d'où se détachent une dizaine de masques humains blancs. En collaboration avec sa femme Stéphanie Jasmin qui signe les conceptions vidéo des mises en scène, Marleau a repris le concept utilisé au festival d'Avignon pour Les aveugles de Maeterlinck, où les visages filmés des comédiens étaient projetés sur une douzaine de masques vierges accrochés sur une paroi lisse.

«La différence, dit Marleau, c'est que le texte de Maeterlinck était toujours joué dans de petites salles. Cette fois, on joue dans une salle à l'italienne de 850 places qui compte trois balcons et des loges latérales. Il a donc fallu adapter.»

Les masques sont donc maintenant plus grands et en trois dimensions, de manière à ce que leur «humanisation» soit également visible de côté.

Ce dispositif joue un rôle central dans cette courte tragédie de 80 minutes: «C'est la solution que nous avons choisie en ce qui concerne le choeur qui, dans le théâtre antique, pose toujours un problème aux metteurs en scène contemporains: faut-il le faire interpréter par un ou plusieurs comédiens? Dans le cas présent, nous avons la multiplicité, et en même temps une interaction avec les sept comédiens en chair et en os, qui ont prêté leur voix et leurs visages pour les enregistrements vidéo.»

Un pur spectacle

Denis Marleau, qui jouit d'une grande réputation dans le monde de l'avant-garde théâtrale européenne, notamment française, n'a pas lésiné lorsque Muriel Mayette, la patronne du «Français», a pris contact avec pour lui passer commande d'«une tragédie». Au choix. Il prétend avoir passé en revue Racine, Corneille et Shakespeare, ce qui paraît étonnant quand on connaît son goût pour des auteurs modernes et rarement joués. Vrai ou faux, il est comme par hasard tombé sur un texte du philosophe Sénèque, dont beaucoup ignorent qu'il fut un auteur de théâtre prolifique: Phèdre, Médée, Les Troyennes, etc. Et parmi toutes ces oeuvres discrètes, il a opté pour la plus méconnue: cet Agamemnon qui n'a été monté nulle part depuis un demi-siècle. Une pièce réputée injouable, bizarrement construite, où le monologue du messager à lui seul dure le quart de la pièce.

Mais justement, rien de tel pour stimuler un metteur en scène comme Marleau: «C'est un texte étrange, un pur spectacle qui se situe loin de tout réalisme et de toute psychologie, qui traite de la présence et de l'absence. On a un canevas surprenant, une structure dramatique trouée, bref, une écriture théâtrale contemporaine. Le grand plaisir de s'attaquer à une oeuvre oubliée, c'est qu'on repart à zéro, qu'on est sur un terrain vierge et qu'on se demande comment on fera aujourd'hui pour faire entendre, avec ces voix qui jaillissent des masques et ces acteurs en cothurnes, ce texte écrit sous le règne de Néron, et dont Florence Dupont a fait une traduction moderne admirable.»

Dans cette «maison de Molière» où les acteurs ont toujours été de haut niveau, mais où les mises en scène étaient archi-classiques, un vrai dépoussiérage a commencé il y a un quart de siècle avec l'arrivée de metteurs en scène modernistes. Ces dernières années, on a pu voir une comédie d'Aristophane, Les oiseaux, dans une version très ébouriffée de l'Argentin Alfredo Arias, ou des fables de La Fontaine confiées à l'Américain Bob Wilson, pape de l'avant-garde. La «petite» salle du Français, au théâtre du Vieux-Colombier, se permet souvent une programmation audacieuse. Mais pour la salle Richelieu si chargée d'histoire, le projet de Marleau est certainement le plus avant-gardiste qu'on y ait programmé à ce jour.

«Je ne vois pas ça comme ça, dit Muriel Mayette. Il est vrai que Marleau bouscule un peu nos habitudes, et que l'intrusion de la vidéo dans la salle Richelieu est un événement. Mais on n'est pas dans un concours de modernité à tout prix. Si j'ai fait appel à Marleau, c'est que je connaissais son travail, qu'il est francophone et donc à même de saisir les subtilités des textes joués.»

Denis Marleau a beau avoir l'habitude des grandes maisons -il avait fait la Cour d'honneur du Palais des papes à Avignon en 1999-, il apprécie tout de même à sa juste valeur le privilège que lui fait la Comédie-Française. «C'est une maison unique au monde, qui vit en autarcie avec ses comédiens permanents, ses décorateurs, ses costumiers. L'un des seuls théâtres où, pendant un mois entier, on répète tous les après-midi dans des conditions réelles, dans un décor que l'on monte et démonte chaque jour -en deux heures- pour laisser la place à la représentation du soir.»

En entrant au répertoire du Français, Marleau sait que, dans un premier temps, son Agamemnon sera joué 30 fois, en alternance avec d'autres spectacles. Après, cela dépend du goût du public: «Certaines productions - les plus classiques - en sont à 500 représentations, dit Muriel Mayette. Le La Fontaine mis en scène par Bob Wilson a déjà été joué une centaine de fois.»

Si ce n'est pas une consécration au sens plein du terme, cela lui ressemble.

Agamemnon, de Sénèque, mise en scène de Denis Marleau, à la Comédie-Française, salle Richelieu, du 21 mai au 23 juillet.