Geoffrey Gaquère et Olivier Kemeid se paient à l'Espace libre une véritable partie de plaisir. On sent bien entre eux la complicité amicale et la douce folie à l'origine de ce projet théâtral singulier, inspiré des Lettres persanes, de Montesquieu, écrites au XVIIIe siècle.

En lieu et place des deux Persans, qui racontent leur séjour en France, deux Arabes d'aujourd'hui issus de la région parisienne débarquent au Québec en quête d'un avenir meilleur. Avec leur point de vue d'étranger sur notre société. De leur cité misérable de Sarcelle, ils se rendront d'abord en Normandie, avant d'atterrir sur un bateau qui traversera l'océan.

Ce «two men show» relève autant de la performance linguistique que théâtrale. Avec à peine quelques accessoires, nos deux beurs, Rachid et Mouloud, nous font le récit de leur vie, coups de tête et coups de gueule inclus. Tous deux habillés en jogging, ils se parlent (et gesticulent) en effet dans la langue de Koltès, celle de la rue, dans une pétarade de «putain», de «pédé» et de «ta mère...».

Comédie revendiquée haut et fort par les deux acteurs, ces Lettres arabes nous transportent d'abord à Paris, où le duo s'englue dans sa misère. On assiste ainsi à des scènes entre Mouloud et son père; entre Rachid et sa meuf, etc., mais on revient toujours à nos deux potes, qui galèrent et galèrent, jusqu'à ce qu'ils décident de tenter leur chance ailleurs.

Il se passe quand même du temps avant que Rachid et Mouloud empruntent le fleuve qui les mènera au Vieux-Port. Leur périple débutera sous le chapiteau du Cirque du Soleil, où ils croient se trouver aux services d'immigration; puis dans un hôtel miteux où ils se font chasser après une heure. Il se poursuit à Hérouxville, où ils se font expliquer (à la pointe d'un fusil) le code de vie du Québec; et même à Guantánamo, où ils sont faits prisonniers après un quiproquo avec les douaniers américains.

Chaque fois, Rachid et Mouloud y vont de remarques plus ou moins impertinentes, sur le ton de deux ingénus clairvoyants, commentant superficiellement l'actualité politique québécoise, en particulier la question des accommodements raisonnables. Impressions relayées notamment par leurs conversations sur Skype avec leurs proches. À travers tout ça, il y a, bien sûr, des lieux communs. Comme ce repas de pogo et de poutine, qui cause surprise et dégoût, ou autres us et coutumes du pays dont ils se moquent.

Il y a une chimie évidente entre Geoffrey Gaquère, d'origine belge, et Olivier Kemeid, d'origine égyptienne, qui ont eu la brillante idée d'explorer l'esprit des Lettres persanes dans une relecture moderne de l'oeuvre de Montesquieu. Mais, tant qu'à revêtir le costume de l'étranger, et grâce au couvert de la comédie, Rachid et Mouloud auraient pu pousser encore plus loin l'exercice et s'aventurer dans des eaux plus troubles. Moins anecdotiques (comme l'histoire du canot de la chasse-galerie).

Oui, il y a bien quelques passages plus acerbes, mais presque toujours dits avec gentillesse, la marque distinctive des Québécois. Jamais on ne ressent de malaise, alors que les deux Persans rivalisaient d'esprit pour commenter leur périple occidental. Cette réflexion, cette causticité et cette sagesse, on ne les retrouve pas dans Lettres arabes, qui rate une belle occasion de vraiment bousculer des idées reçues, et ce, même si on passe un très bon moment en compagnie de Rachid et Mouloud.

À l'Espace libre jusqu'au 21 mai.