De Rue des Pignons à Cyrano et Richard III, en passant par Aveux et le Hagrid de Harry Potter dont il est la voix française, Guy Nadon n'a jamais cessé de travailler depuis 36 ans. Mais mardi prochain à l'Astral, à l'occasion du spectacle-bénéfice O'bout des lèvres, il prendra le temps de peser ses mots en l'honneur de son frère aîné et du Théâtre aphasique qui lui a redonné le goût de vivre.

Guy Nadon était en train de se faire cuire un oeuf quand le téléphone a sonné. L'afficheur indiquait que l'appel provenait du bureau du gouverneur général du Canada. Il a aussitôt pensé qu'on voulait le remercier de l'hommage qu'il avait rendu à Françoise Faucher trois semaines plus tôt. Il a carrément manqué d'air en apprenant qu'on voulait lui décerner rien de moins que l'Ordre du Canada. Me donnez-vous 24heures pour y réfléchir? a rétorqué Guy Nadon, souverainiste convaincu qui, à une autre époque, aurait sans doute refusé l'honneur avec panache.

Mais c'était en juin dernier. Guy Nadon allait bientôt avoir 58 ans. Il venait de traverser deux ans de grande turbulence émotive, avec le départ de son fils pour une université aux États-Unis, le retour inattendu de l'amour dans sa vie après sept ans d'abstinence, la peur de perdre son frère qui avait été victime de trois accidents vasculaires cérébraux et le cadeau d'un de ses plus beaux rôles à la télévision grâce à la série Aveux.

Bref, la vie le surprenait à un moment où il avait davantage besoin de sérénité que de coups de gueule.

«Après avoir raccroché, je suis allé voir qui avait déjà reçu l'Ordre du Canada et quand j'ai vu que ça allait de Guy Lafleur à Michelle Rossignol, j'ai compris qu'on cherchait simplement à reconnaître mon travail depuis 36 ans, à la fois au théâtre et à l'École nationale, et j'ai dit oui.»

Guy Nadon ne me raconte pas cette histoire pour se vanter ni pour s'excuser. Il me la raconte pour me parler de son frère Michel, haut fonctionnaire du ministère de l'Éducation pendant 20 ans, dont la vie a basculé du jour au lendemain après ces AVC qui l'ont rendu aphasique. L'été dernier, lors d'un barbecue où tous les invités étaient des aphasiques en pleine reconstruction phonique, Michel Nadon a pris la parole. Avec des mots hésitants sortant péniblement de sa bouche, Michel a tenu à exprimer son immense fierté à l'égard de ce petit frère qui allait recevoir l'Ordre du Canada. Autant dire que cette fierté dans les yeux d'un homme qui arrivait de l'enfer valait pour Guy Nadon mille médailles du gouvernement fédéral.

«Le pire, c'est que ce jour-là, je suis allé à contrecoeur chez mon frère. Je m'attendais à un party plate en compagnie de gens déprimés et incapables de parler. Mais cette journée a été une révélation. Je n'avais jamais vu des gens avoir autant envie d'entrer en contact avec les autres. Ces gens-là ne bavardent pas. Ils brûlent de dire de quoi. Ils pèsent leurs mots. Ça m'a foutu le coeur à l'envers et en même temps, ils m'ont inspiré. J'ai repensé au but ultime du théâtre qui n'est rien de plus que de se mettre en avant de nos contemporains et de leur faire sentir qu'ils sont vivants.»

Ces aphasiques brûlant de s'exprimer ont rappelé à Guy Nadon sa chance de pouvoir si bien jouer avec les mots, mais aussi la fragilité de son métier.

«Moi, j'ai des babines d'acier, j'ai une mémoire d'éléphant. C'est avec cela que je gagne ma vie. Or, la particularité de l'acteur, c'est qu'on est à la fois le pianiste et le piano.

«Notre musique, c'est la parole. Si je devais la perdre, je perdrais tout.»

Sans prétention

Né à Montréal au tournant des années 50, cadet de trois garçons, Guy Nadon ne vient pas d'une famille d'artistes ni de gens aisés et cultivés. Sa mère, Fernande Bergeron, orpheline à 5 ans, a grandi dans le Faubourg à m'lasse. Son père, Fernand Nadon, orphelin lui aussi très jeune, était le fils d'un maçon qui a construit à Brooklyn ces maisons en grès rouge appelées brownstones. Il a vécu son enfance à New York avant de revenir à Montréal fonder une famille, pratiquer mille métiers, devenir grossiste en fleurs et finalement faire faillite.

Comme beaucoup de gens de leur génération, les parents de Guy Nadon n'ont pas eu une vie facile. «Mais ils m'ont toujours laissé vivre, plaide-t-il. Quand j'ai annoncé à mon père que je voulais être acteur, il m'a répondu: tu vas manger de la marde, mais si c'est ta décision, je la respecte. Je me souviens aussi qu'au référendum de 1980, mon père, qui était plutôt fédéraliste, avait voté oui parce qu'il se disait que dans un Québec indépendant, j'aurais plus de travail en français. Je lui en devais une depuis ce temps-là et disons qu'avec l'Ordre du Canada, nous sommes quittes.»

Guy Nadon raconte simplement et sans prétention qu'en entrant à l'École nationale en 1971, c'était clair qu'il avait un gros talent, mais un manque criant de confiance.

«Quand un prof me confiait un rôle dans une pièce, mon premier réflexe, c'était de croire qu'il estimait que j'avais besoin de travailler plus que les autres. Pas que j'étais bon.»

Par la suite, Guy Nadon s'est imposé naturellement sur les différentes scènes des théâtres à Montréal, notamment parce qu'il était un des rares acteurs capables de jouer du Molière comme du Jean-Claude Germain, en étant aussi crédible dans les deux registres. Toujours redemandé depuis 36 ans, comme il le dit lui-même à la blague, Guy Nadon n'a jamais eu l'ambition de jouer ailleurs qu'au Québec. «Enfin, j'ai fantasmé sur les États-Unis, mais en sachant parfaitement que si ma mythologie était américaine, ma réalité était danoise au sens où on est un petit peuple en nombre, captif d'un petit marché et d'une seule grande métropole. Quant aux Américains, je doute qu'ils aient besoin d'un autre acteur et moi, ça ne m'a jamais tenté d'être waiter à Hartford au Connecticut en attendant de percer.»

Guy Nadon raconte à cet égard une anecdote savoureuse. Un jour, à la frontière américaine, un douanier lui demande ce qu'il fait dans la vie. Nadon répond qu'il est acteur, mais que le douanier n'a sans doute jamais entendu parler de lui puisqu'il ne joue qu'en français. L'air ébahi, le douanier lui rétorque: «En français, mais pourquoi faire? Tout le monde se fout du français.» «Oui, mais pas nous», de lui répondre calmement mais fermement Guy Nadon.

«Un acteur, dit-il, c'est un ancien spectateur, qui quitte la salle, monte sur scène, se vire de bord et s'adresse à ses semblables en interprétant ce qu'ils sont géographiquement, sociologiquement, culturellement. Tant mieux pour les Marie-Josée Croze et les Marc-André Grondin s'ils réussissent ailleurs, mais nous autres, ce dont on a besoin au Québec, c'est des meilleurs acteurs possible, des meilleurs esprits scientifiques, des meilleurs économistes, des meilleurs sportifs. On a besoin de monde qui travaille très fort pour le plus grand bénéfice de notre communauté.»

Ironiquement, celui qui dit cela a vu récemment son fils de 22 ans partir pour l'Université de Houston, qui l'avait recruté pour son équipe de football. Tout s'est bien passé sur le plan des études comme sur le plan sportif. Reste qu'au bout d'un an, Arnaud Gascon-Nadon a eu le mal du pays et peut-être l'envie inconsciente de travailler très fort au bénéfice de sa culture et de sa communauté. Il est revenu et joue maintenant avec le Rouge et Or de l'Université Laval. Quant à son père, il déclare à qui veut l'entendre que le plus important dans la vie, c'est d'être libre dans son coeur et dans son esprit. Venant d'un acteur qui fait des pirouettes pour entrer dans son horaire les répétitions du Dieu du carnage qu'il jouera bientôt au TNM, son travail de narration, ses séances de doublage pour le prochain Harry Potter et ses cours à l'École nationale, cela paraît improbable. Mais tant que Guy Nadon a les mots pour le dire, rien pour lui n'est impossible.

O'bout des lèvres, du Théâtre aphasique, le 26 octobre, 19h30, à l'Astral (305, rue Sainte-Catherine Ouest).