Même si elle n'a jamais hésité à se déshabiller sur scène comme au grand écran, Anne-Marie Cadieux est une femme pudique à l'extrême. Pourtant on la retrouvera au FTA dans Douleur exquise, l'oeuvre de Sophie Calle, une artiste impudique qui se sert du matériau de sa vie privée pour créer. Portrait d'une fille mystérieuse pour qui la scène est un océan de liberté et la vie, une mer de contraintes.

La première fois que j'ai rencontré Anne-Marie Cadieux, c'était à New York il y a plus de 20 ans. Elle prenait des cours dans un studio d'acteurs comme il y en avait des centaines dans la ville, partageait une piaule avec la photographe trash Nan Goldin et sortait avec un fou du nouveau cinéma. De ces quelques heures passées dans un bistro de SoHo avec elle, tout ce dont je me souviens, c'est du carré tranchant de son visage qui s'est adouci avec le temps, de son air sombre de jeune actrice tourmentée et de ses silences. Elle avait si peu parlé de la soirée que j'avais eu l'impression qu'elle s'emmerdait royalement.

 

Elle prétend aujourd'hui que ce n'était pas de l'ennui, mais de la timidité et un manque de confiance propre aux acteurs qui commencent. Sans doute, sauf qu'à l'époque, Anne-Marie avait déjà quelques exploits à son actif, le plus grand étant d'avoir joué les Belles-soeurs, puis Les bonnes, de Jean Genet, sous la direction de nul autre qu'André Brassard sur les planches du CNA à Ottawa. Commencer sa carrière au théâtre avec Brassard, ce n'est pas rien. Dans le cas d'Anne-Marie Cadieux, la fille de Germain Cadieux, fonctionnaire du CRTC, ce n'était que le début.

Nous nous sommes retrouvées pratiquement un siècle plus tard, dans une autre vie. Anne-Marie était maintenant l'égérie et l'actrice fétiche de Brigitte Haentjens, avec qui elle avait monté coup sur coup Quartet, une pièce-choc, Électre, Marie Stuart, Malina et Mademoiselle Julie. Avant cela, elle avait eu le temps de faire le tour du monde au moins sept fois avec la troupe de Robert Lepage et de décider au bout de sept ans, un soir dans une chambre d'hôtel d'une lointaine ville européenne, qu'elle n'en pouvait plus de vivre dans ses valises et qu'il était le temps de revenir à la maison, à Montréal.

«Je n'avais pas seulement besoin de rentrer à la maison, mais de me mesurer à d'autres univers que ceux de Robert. De me reprendre en main en quelque sorte et d'essayer d'élargir mon registre émotif d'actrice», raconte-t-elle au milieu de la salle de répétition du Quat'Sous où, depuis plusieurs semaines, elle travaille et peaufine la mécanique de Douleur exquise avec Brigitte Haentjens qu'elle retrouve après plusieurs années.

Au service de l'oeuvre

En allant à notre rendez-nous, je n'avais pas de thème particulier en tête, sinon peut-être la pudeur, un thème à géométrie variable chez cette actrice au corps de mannequin, polyvalente et polymorphe à souhait, qui peut passer du rôle d'une mère hystérique et tordue (Gertrude, le cri) à celui d'une Miss Météo légère et fofolle, actrice téméraire qui n'a jamais hésité à accepter des rôles lourds et exigeants ni à se mettre à poil sur scène ou au cinéma.

Ceux qui ont vu Toi, le film de François Delisle, se souviendront d'une actrice se soumettant sans complexes à des scènes d'amour graphiques (avec Marc Béland) que beaucoup de ses consoeurs auraient refusé de jouer. Quant à ceux qui ont vu Gertrude, le cri à l'Espace Go, ils se souviendront de ces longues minutes où Anne-Marie apparaît complètement nue et d'autant plus vulnérable qu'elle ne bouge pas, mais reste plantée là, exposée à tous les vents et à tous les regards. Un cauchemar pour un être humain normal, mais pour Anne-Marie, un défi presque sportif à relever.

«Comme actrice, je ne vais pas vers la nudité. Je vais vers une oeuvre et si cette oeuvre implique de se mettre nu et dans cet état de vulnérabilité extrême, eh bien, tu y vas. Peut-être pas de gaieté de coeur, mais tu y vas. D'ailleurs, le pire, c'est avant et après. Pendant, tu n'y penses pas, tu le fais sans avoir peur du ridicule parce que si t'as peur, c'est foutu, tu ne peux pas exceller.»

Mise à nu d'une peine d'amour

Il n'y aura pas de nudité dans Douleur exquise, un huis clos d'une heure où le récit répété d'une rupture sera interrompu par l'arrivée de quatre personnages qui à tour de rôle raconteront l'épisode le plus douloureux de leur vie. «Toute peine d'amour est en réalité un déclencheur qui attise nos névroses de rejet et d'abandon et nos blessures d'orgueil. C'est un gouffre dans lequel mon personnage s'enfonce mais dont elle finit aussi par triompher.»

Il n'y aura pas de nudité dans Douleur exquise, mais il y aura la mise à nu d'une peine d'amour placée sous le microscope d'une femme obsédée et obsessive qui lèche ses plaies et répète à l'infini les détails de sa défaite.

Est-ce qu'Anne-Marie Cadieux a déjà été cette femme-là dans la vraie vie?

«C'est pas de tes affaires», répond-elle dans un éclat de rire, mais en refusant obstinément de soulever le moindre voile sur sa vie amoureuse et sur ses peines d'amour. Pourquoi tant de retenue et de discrétion?

«Parce que pour moi le privé est privé, point. Sur scène, c'est une autre affaire. C'est un lieu de représentation, un lieu de liberté, ça me permet de sublimer une partie de ma vie. Mais parler de ma vie privée comme Sophie Calle le fait, jamais! Ce qui est public, c'est l'actrice, la partition. Pour le reste, j'aime garder une part de mystère. Il en faut pour pouvoir se glisser dans des rôles et convaincre le public qu'on est cette autre sur scène. Cela dit, j'ai eu des peines d'amour et le coeur brisé comme tout le monde. Ce n'est pas parce que je suis une actrice que je ne suis pas un être humain.»

Nature intense

Qu'Anne-Marie Cadieux soit humaine, on n'en doute pas. Pas plus qu'on ne doute de son intensité. «C'est vrai que je suis d'une nature intense. Toute ma famille, on est des ardents. Trop sans doute, mais ça, on n'y peut rien. À 16 ans, quand je me suis inscrite en théâtre à l'Université d'Ottawa, je me disais que si je ne devenais pas actrice, j'allais mourir. Ce n'était pas du désespoir. C'était de la détermination. Je voulais ça à tout prix. C'était primordial! Tout le reste passait après. Quand j'ai commencé à jouer, je me souviens que mon père m'a dit: t'es dans l'arène maintenant, ma fille. Ceux qui regardent ne sont pas dans l'arène. C'est bien d'être dans l'arène sauf que je comprends aujourd'hui que ça ne remplit pas tout.»

Et l'amour dans tout cela? Pas seulement l'amour d'ailleurs. Le couple, le mariage, l'engagement, le partage du quotidien, qu'en pense Anne-Marie Cadieux?

«Je n'ai pas peur de l'amour ni du couple, plaide-t-elle, mais j'ai peur du quotidien, peur d'être enfermée dans le quotidien. La vie est immense, pleine de possibilités, mais elle peut aussi être plate, ou disons, prosaïque. Ne vous demandez pas pourquoi j'ai choisi un métier où il y a une part de sacré. En même temps, à tout moment dans ce métier-là, tu vis du rejet, des déceptions, des humiliations. J'en vis encore régulièrement sauf qu'en vieillissant, non seulement tu t'habitues au rejet, mais il te rend plus forte. C'est pour ça que j'aime tant les acteurs, parce que nous autres, on va au front tous les jours. C'est pas tout le monde qui est capable d'en faire autant.»

Douleur exquise sera présenté cinq soirs au FTA pour mieux revenir au Quat'Sous l'hiver prochain. Dans l'intérim, Anne-Marie jouera dans Yamaska, la nouvelle série de TVA, tournera peut-être un film cet été, sera à nouveau Miss Météo en septembre sur Séries", mais surtout, passera l'automne au Théâtre du Rond-Point à Paris, où elle jouera dans la pièce Sextett aux côtés de Marie-France Lambert et de Maria de Medeiros.

L'heure a filé. Anne-Marie se lève, puis son visage se voile. Elle avoue que l'angoisse a refait son apparition depuis quelques jours. Que c'est toujours ainsi à la veille de l'accouchement d'un spectacle. Une douleur diffuse et pas nécessairement exquise lui noue l'estomac et ne lui laissera de répit que lorsqu'elle sera enfin sur scène et pourra se lancer à corps perdu dans le monde de Sophie Calle. En attendant, Anne-Marie affûte ses armes et ses charmes et compte les heures avant de repartir au front.