Lorraine Pintal savait qu'un jour elle allait mettre en scène La charge de l'orignal épormyable, l'oeuvre la plus limpide de Claude Gauvreau. «Mais je ne savais pas si j'allais être encore au TNM pour faire La charge, nuance la directrice artistique. C'est important que ça se fasse au TNM: on relit Molière abondamment, alors on peut relire Ducharme sans fin, et on peut relire Gauvreau.'

Lorraine Pintal se souvient encore de ce qu'elle appelle le «choc Gauvreau». C'était au début de 1972, quelques mois après la mort du poète, au Théâtre du Nouveau Monde, qui logeait alors à la Place des arts. «Je sortais du Conservatoire et toute la classe avait été invitée à aller voir Les oranges sont vertes mise en scène par (Jean-Pierre) Ronfard, raconte-t-elle. J'avais 21 ans et je me suis dit que c'était ce genre de théâtre-là que je voulais faire.»

 

Trente-sept ans plus tard, elle complète sa trilogie Gauvreau avec La charge de l'orignal épormyable, après avoir mis en scène Les oranges sont vertes et L'asile de la pureté. Elle considère Claude Gauvreau comme «notre auteur tragique, notre inventeur de mythologie» et affirme qu'il y a dans cette Charge de l'orignal épormyable des mots d'amour entre Dydrame Daduve et Mycroft Mixeudeim, qui sont dignes de la langue de Claudel: «C'est une langue pure et très lyrique, mais en même temps pas inaccessible.»

Inaccessible, voilà un mot qu'on accole trop souvent à Gauvreau, le personnage plus grand que nature, le poète intense que l'on a peut-être vu dans le film La nuit de la poésie de Jean-Claude Labrecque. Même ceux qui ne l'ont jamais lu ou qui n'ont jamais vu ses pièces de théâtre ont de Claude Gauvreau l'image d'une drôle de bibitte qui déclamait certains de ses textes dans un langage qu'il avait inventé, l'exploréen. On sait aussi qu'il a signé Refus Global, qu'après le suicide de sa muse Muriel Guilbault, il a été interné deux fois à l'hôpital psychiatrique Saint-Jean-de-Dieu (aujourd'hui Louis-H. Lafontaine) et qu'il est mort en juillet 1971 en tombant du toit d'un immeuble.

Achevé comme un orignal

Créée en 1956, La charge est le témoignage d'un homme en traitement psychiatrique, explique Lorraine Pintal. «Et il y a goûté, insiste-t-elle. Il décrit tout cela dans ses correspondances avec Borduas: les traitements innommables, avec des charges énormes d'insuline dans le corps qui lui font faire des crises d'épilepsie pendant des heures, et un état de léthargie avancé. On l'a achevé comme un orignal.»

Pourtant, La charge ne se situe pas dans un hôpital psychiatrique, mais dans «un lieu clos dans une nature rebelle et compacte», précise Gauvreau. Un lieu clos avec plusieurs portes que le personnage principal Mycroft Mixeudeim, poète et alter ego de l'auteur, enfoncera chaque fois qu'il entendra un appel au secours. «C'est un Don Quichotte», propose Lorraine Pintal. Les quatre personnages qui gravitent autour de lui ne sont pas non plus des psys, mais des «anciens amis» du poète qui le détruisent à petit feu avec leurs jeux de cruauté.

«Gauvreau dérangeait même dans son cercle d'amis à cause de sa voix trop forte, trop radicale, rappelle Lorraine Pintal. La pièce commence au moment où les amis de Mycroft ne veulent plus qu'il soit poète, ils lui cherchent mille identités, le convainquent qu'il est tout sauf un poète. Mais dans le fond, ce que Mycroft va démontrer jusqu'à la fin c'est qu'il est un poète et qu'il est lucide. C'est le sadique Letasse-Cromagnon, qu'on fait venir pour l'achever, qui dira en lisant sa poésie que c'est trop bon et qu'il faut la publier.»

Participatifs et confrontants

Pour monter La charge de l'orignal épormyable, il fallait d'abord faire un travail de sens, explique la metteur en scène: «C'est beaucoup de discussions, beaucoup de lectures, de questionnements, d'idées acceptées, rejetées, d'essais et d'erreurs et tout à coup les choses prennent forme autour du désir des acteurs d'incarner ces personnages-là. Et la distribution est absolument formidable. Il y a un grand avantage que je n'avais pas mesuré au départ, ce sont des gens qui sont habitués de travailler ensemble. En fait, c'est presque une coproduction avec Momentum.»

Ce n'est pas un hasard, puisque Lorraine Pintal a tout de suite pensé à un membre de longue date de la compagnie Momentum, François Papineau, pour le rôle de Mycroft. L'ont rejoint Céline Bonnier, Sylvie Moreau, Didier Lucien, Éric Bernier, Francis Ducharme et Pascale Montpetit. «Je pense que François Papineau rencontre un de ses grands rôles, pourtant il a joué Ulysse, Achille..., estime Lorraine Pintal. François a même été de tous les instants de la production. Je lui ai dit: Tu vas faire de la mise en scène un jour, toi.'«

Si Papineau a tenu à s'impliquer autant, c'est qu'il a de plus en plus de difficulté à participer à un projet uniquement en tant que comédien. «Lorraine est venue chercher cette gang-là et je pense qu'on le lui rend bien parce qu'on est en même temps participatifs et confrontants, dit-il. On est habitués de se parler et de se faire parler. Ce n'est pas tout le temps agréable de se faire dire que tu ne l'as pas, que t'es à côté, que tu pourrais mieux le faire autrement, c'est pas toujours facile. Mais c'est bien parce qu'après ça, tu dois travailler encore plus fort pour satisfaire le premier public qui est là aussi.»

Des couleurs électriques

Pour Lorraine Pintal, La charge est une tragédie pas du tout déprimante: «C'est une charge contre la société, contre les bien-pensants, contre l'interdit et ça fait du bien. Il y a mort d'homme à la fin, mais tu en sors en disant qu'il faut continuer à se battre et à défaire les patterns dans lesquels on s'enferme sans même s'en rendre compte.» Elle y voit même une métaphore de la torture dans les prisons militaires comme à Guantanamo, une idée dont elle s'est toutefois éloignée de peur que ça soit limitatif pour la pièce.

Pascale Montpetit, qui a déjà joué Gauvreau au TNM dans Les oranges sont vertes, incarne dans La charge Dydrame Diduve, la «poquée» au destin tragique dont la relation avec Mycroft constituera l'oasis trop brève de la pièce. «Mon objectif c'est de faire chanter ces mots-là parce que Gauvreau c'est désespéré et quelque chose de désespéré ça peut être gris, dit-elle. Mais pour moi, Gauvreau c'est des couleurs franches, électriques. C'est vrai que le propos est désespéré, on ne peut pas dire aux gens que c'est une comédie (rires), il n'y a pas de rédemption, c'est épouvantable. Mais en même temps, ce sont des personnages plus grands que nature, ils ont un côté cabotin, ce n'est pas de la psychologie à la Tennessee Williams, ce sont des grandes gueules, pis ça parle. C'est théâtral et c'est énergique, même si c'est désespéré à l'os.»

Elle trouve aussi chez Gauvreau une espèce de candeur qui tranche avec le cynisme actuel: «Aujourd'hui, si tu dis que tu crois en l'amour et en la création, t'as l'air d'un Jesus freak! Gauvreau, lui, est au premier degré: l'amour et la création! Je pense que la pièce a quelque chose d'actuel: dans n'importe quel milieu, c'est très facile de rendre quelqu'un fou en ébranlant peu à peu sa confiance, en le faisant douter de ses propres perceptions.»

François Papineau parle d'un texte fondateur du Québec moderne et d'une pièce universelle: «C'est écrit en 1956, mais personne dans la salle ne va dire: hum, ça a 50 ans...» Au contraire, Papineau croit même que La charge peut faire oeuvre utile auprès des jeunes: «J'aimerais que les étudiants voient ça, juste pour qu'ils se rendent compte du dommage mental que tu peux causer chez les autres. Les rejects, le taxage, c'est exactement ça, t'es vraiment capable de détruire quelqu'un pour le restant des ses jours alors que tu n'en es même pas trop conscient. Il y a du monde cassé à 50 ans parce qu'ils se sont fait écoeurer quand ils étaient jeunes et n'ont pas été capables de s'en remettre. Ce n'est pas parce que tu ne comprends pas une personne que t'as le droit de la tuer. Et même si Mycroft meurt dans une espèce d'envolée incroyable, il meurt, c'est pas beau, c'est pas le fun.»

LA CHARGE DE L'ORIGNAL ÉPORMYABLE, AU TNM, À COMPTER DU 10 MARS.