«J'ai hâte!» lançait Marie Tifo, à sept dodos de sa métamorphose publique en Marie de l'Incarnation.

Avec ce qu'elle nous donne à voir et à entendre au Trident, on saisit mieux l'enthousiasme de son défi à la tyrannie des feux de la rampe. On oublie qu'elle est seule sur la large scène de la salle Octave-Crémazie; sous ses pas, le lieu devient l'espace frémissant d'une quête multiple et hors du commun.C'est un cérémonial d'une gran­de beauté, dense et abouti qu'elle offre dans Marie de l'Incar­nation ou La déraison d'a­mour. Le spectacle orchestré par Lorraine Pintal est d'une impressionnante unité, ce qui n'enlève rien au mérite de l'actrice. Ensemble, servies par une équipe de con­cepteurs manifestement galvanisés par l'objectif final, elles justifient chacun des termes du titre : elles sont arrivées à une oeuvre de pureté tamisée dans la chair et transpercée d'élans vers l'extase, tempérés ceux-là par la foi en Dieu, en ses créatures et en l'avenir.

Le texte est le précipité en deux douzaines de scènes de quelque 800 lettres de la fondatrice de l'ordre des Ursulines à Québec (1599-1672), qui en aurait écrit 13 000. La correspondance de l'héroïne avec son fils Claude y tient une large place. La sélection et l'agencement des lettres sont de Jean-Daniel Lafond et de Mme Tifo. N'étant ni historien ni connaisseur de l'oeuvre de Marie Guyart, je ne saurais vous dire si leurs choix témoignent d'une vision parfaitement équilibrée de la vie de leur sujet. Mais chose sûre, on sent partout le respect pour cette femme d'exception dont on dit qu'elle a concilié au plus haut point action et contemplation. Partout, même dans ces passages étonnants de sensualité, ou d'appels du sublime qui ne sont pas sans paraître excessifs à l'âme moderne.

Le récit est linéaire. Il restitue la vie de Marie de l'Incarnation, de ses visions d'enfance en Touraine à sa mort à Québec, après une révolte intérieure vite réprimée. À côté de la femme généreuse, on découvre en elle une femme d'esprit, une intellectuelle libre et respectueuse de la liberté d'autrui, des autochtones au premier titre, et une écrivaine de souffle qui exprime dans une langue ample et d'une élégance suave sa foi passionnée et son émotion devant les durs débuts de la colonie.

La mise en scène s'appuie sur la circularité et la spirale, signes d'absolu, de même que sur la passion de l'écriture. Posé sur l'eau, cerné par une piste, le décor, que domine le blanc, se compose d'un rond plateau tanguant (propre à imager aussi bien l'extase mystique que les périls de la mer et du tremblement de terre de 1663) encerclé par un haut rideau diaphane. On y voit trois boîtes dont la comédienne tire en temps utile des accessoires. On doit à Michel Gauthier ce dispositif miroitant et très pur. Costumes et lumières ne participent pas moins à la lumineuse sobriété d'un ensemble enveloppé d'une musique d'une grande finesse expressive. Yves Dubois y met en dialogue la grande tradition chorale européenne et les percussions amérindiennes. Parfaitement accordée au propos, cette musique lègue au théâtre un écrin sonore d'une rare qualité.

Mais c'est avant tout le jeu qui dissipe la nuée des siècles et nous rend si présente Marie de l'Incarnation. Marie Tifo lui prête sa force de caractère, sa voix sûre dans toutes les couleurs de l'émotion. Son interprétation est le fruit d'un travail patient et d'une recherche systématique. Les arts visuels guident le mouvement. Pour l'expression hiératique et l'élan vers le sublime, on s'est inspiré d'artistes contemporains de Marie de l'Incarnation, des statues de Bernini notamment. Au soir de la vie de don de soi de la bienheureuse, c'est plutôt le peintre néoclassique Louis David, avec sa Mort de Marat, Marat «l'ami du peuple», qu'on convoque.

Marie Tifo et son double prennent congé de nous à la manière du derviche tourneur, comme dans une promesse d'ascension. À soirée grisante, on ne pouvait imaginer meilleure sortie.

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Marie de l'Incarnation ou la déraison d'amour, texte de Jean-Daniel Lafond, en collaboration avec Marie Tifo, d'après des lettres de Marie de l'Incarnation. Mise en scène de Lorraine Pintal. Avec Marie Tifo. Scénographie de Michel Gauthier, costumes de Catherine Higgins, éclairages de Denis Guérette, musique d'Yves Dubois, direction gestuelle de Jocelyne Montpetit et maquillages de Jacques-Lee Pelletier. Une coproduction du Théâtre du Trident et du Théâtre du Nouveau Monde vue jeudi, à la salle Octave-Crémazie du Grand Théâtre. À l'affiche jusqu'au 11 octobre. Réservations au 418 643-8131.