Une immense «boîte» divisée en 24 cases, qui servent à la fois de scènes et d'écrans. Déambulent dans cette structure verticale des acrobates, des danseurs, plus de 150 interprètes. Ainsi qu'un vaste choeur dans un décor qui, par la magie de la techno, se métamorphose en taverne, en bibliothèque, en lac paisible, ou en enfer brûlant. La Damnation de Faust fait entrer l'interactivité vidéo à l'opéra. «La Damnation, c'est en quelque sorte une répétition générale pour Le Ring», concède Robert Lepage.

Obama par-ci, Obama par-là. Dans les rues de New York, en ce vendredi matin d'Halloween, le prochain président des États-Unis est au centre de toutes les conversations. Je n'y échapperai qu'en franchissant les portes du Lincoln Center, où une fourmilière hyperactive et hétéroclite s'affaire dans la célèbre salle du Metropolitan Opera.

 

Au centre des gradins, entouré de ses musiciens, chanteurs, acrobates, techniciens informatiques et danseurs, je repère un Robert Lepage à la fois relax et concentré. L'ordinateur central d'une immense machine.

Nous sommes à moins de 100 heures de la première représentation de la version «rénovée» de La Damnation de Faust, que Lepage et sa troupe Ex Machina viennent présenter aux New-Yorkais. Ce matin, plusieurs grands donateurs assistent à la répétition. Pour le Met, longtemps considéré comme la plus conventionnelle des grandes maisons d'opéra, cette première visite de Robert Lepage marque un tournant.

«Tu vas voir, les effets visuels sont incroyables. Je n'ai jamais rien vu de pareil», me confie un des quatre photographes officiels du Met.

Au parterre, des cracks de l'informatique tatoués aux cheveux longs, T-shirts heavy métal et casquettes de camionneurs ont les yeux rivés sur leurs ordinateurs. Ils occupent une rangée complète. Tous travaillent au même objectif: que les effets d'interactivité vidéo prennent vie à temps pour la première. Pendant qu'ils s'envoient des blagues pour initiés seulement, le choeur des chanteurs, lui, reçoit des directives du répétiteur.

Le «geek en chef» vient alors me rejoindre. Il se présente, Holger Förterer. C'est un sympathique workaholic allemand qui a mis son cerveau au profit de du Cirque du Soleil. Il m'entraîne dans la chaotique salle informatique où ses collègues et lui bossent jusqu'au petit matin depuis une semaine. «On l'appelle le donjon», s'amuse-t-il.

À quatre jours de la première, Förterer est pressé par le compte à rebours. Il doit régler des effets d'interactivité qui ne fonctionnent toujours pas. Comme la projection sur le mur de l'ombre géante de Méphisto, grâce à une caméra infrarouge. Rien d'inhabituel là, pour Ex Machina, dont les spectacles progressent et se peaufinent au fil des représentations.

Mais Förterer et sa bande ont surtout accompli plusieurs prouesses technologiques. Par exemple, une volée d'oiseaux projetée sur l'écran et influencée par le rythme de l'ensemble dirigé par le maestro James Levine. La voix de la mezzo-soprano Susan Graham, elle, fait bouger le feu des chandelles dans une église. Les rideaux d'une maison bougent lorsque des interprètes passent devant.

«La beauté de cet opéra, c'est que vous avez toutes ces jolies ballerines et ces élégants chanteurs sur la scène, tandis que derrière, de gros hommes rustres et d'immenses machines travaillent», m'explique Förterer.

«La rencontre entre la vidéo et l'opéra est quelque chose de très récent. Les maisons d'opéra ont de grandes expertises en construction de décor, en électricité, en costumes, en perruques. Ex Machina arrive ici avec ses connaissances technologiques et une notoriété», explique Bernard Gilbert, qui depuis cinq ans agit à titre de directeur de production pour le volet «opéra», de la compagnie de Robert Lepage.

L'opéra est un domaine qui intéresse de plus en plus Robert Lepage et Ex Machina. À l'invitation de l'opéra de Toronto, le metteur en scène québécois a fait une première incursion dans l'art lyrique en 1993, avec le programme double Le château de Barbe-Bleue et Erwartung. Il a remis ça en 1999 avec La Damnation à Tokyo, puis il a monté 1984 et The Rake's Progress.

«L'intérêt de Robert pour l'opéra est motivé par la voix et la musique», m'indique Bernard Gilbert. C'est aussi le seul domaine dans lequel Lepage travaille avec des oeuvres du répertoire, souligne-t-il.

Cap sur Le Ring

Le mardi 4 novembre. Le Met Opera reçoit quelque 3000 spectateurs qui ont fait la file afin d'assister gratuitement à la répétition générale de La Damnation de Faust. À l'entracte, je rencontre Peter Gelb, le directeur du Met. Ce dernier me parle de son intérêt pour le travail de Robert Lepage, qu'il suit depuis les années 90, à l'époque où il était président de Sony Classical.

Après avoir vu des pièces de théâtre signées Lepage, il a été convaincu que ce dernier ferait des splendeurs à l'opéra. «Je suis toujours à la recherche de metteurs en scène imaginatifs, qui peuvent repenser l'opéra», confie Gelb, dont l'arrivée au Met a apporté un vent de nouveauté à l'Opéra. «En voyant son travail, j'ai été impressionné par sa façon d'approcher le théâtre. Il a une vision complètement unique et originale.»

«Ce qui est intéressant, avec ce spectacle, c'est que nous avons pu travailler avec les nouvelles technologies disponibles», explique Robert Lepage, qui a accepté de refaire La Damnation de Faust à condition de retravailler la vidéo d'y ajouter une dimension d'interactivité. «Je suis très intéressé par cette période du romantisme français du XIXe siècle. C'était l'époque des expositions universelles, où l'on présentait les technologies les plus récentes. Les compositeurs étaient en phase avec ça.»

Lepage ne s'en cache pas: La Damnation est en quelques sorte une «répétition générale» pour développer et approfondir un nouveau vocabulaire scénique qui sera déployé dans la tétralogie du Ring, de Wagner. Les concepteurs seront d'ailleurs les mêmes pour Le Ring que pour La Damnation de Faust.

«Ce n'est pas évident d'apprivoiser une grande maison comme le Metropolitan Opera», indique Lepage. Les méthodes de travail d'Ex Machina bousculent évidemment les maisons d'opéra, habituées d'évoluer dans un cadre très défini. «C'est un univers extrêmement complexe, sur le plan syndical et des conditions de travail», ajoute Bernard Gilbert.

Et puis il y a bien sûr tout le prestige mais aussi les attentes immenses associés à la réalisation du Ring, qui est, paraît-il, à un stade assez avancé.

«Pour une maison d'opéra, renouveler sa production du Ring est toujours une étape importante de son histoire, affirme Robert Lepage. D'où l'importance de créer une production qui correspond à notre époque. Nous sommes très soucieux d'évoquer les préoccupations actuelles concernant l'écologie, le réchauffement climatique. Mon intérêt, en ce moment, est de voir comment les technologies pourront contribuer à rendre l'authenticité des personnages.»

Mais avant Wagner, Berlioz. Et l'opéra entre au XXIe siècle.

La Damnation de Faust sera présenté dans les cinémas Cinéplex, en direct du Metropolitan Opera de New York, le 22 novembre à 13h.