La disparition prématurée d’Andy Fletcher aurait pu marquer la fin de Depeche Mode. Dave Gahan a en effet songé à ranger son micro. Martin Gore, lui, n’a jamais pensé à éteindre ses synthés. « Je n’ai jamais remis le groupe en question », assure-t-il dans une entrevue exclusive avec La Presse, à quelques jours du lancement du disque Memento Mori et d’une énième tournée mondiale qui passera deux fois par Montréal.

Sonné par la mort subite d’Andy Fletcher, membre fondateur de Depeche Mode, Dave Gahan ne l’a pleinement réalisée qu’au moment de ses funérailles. Martin Gore et lui sont tombés dans les bras de Daniel Miller, le fondateur de Mute Records, étiquette qui a accueilli le groupe en 1980, et le trio s’est étreint pour épancher sa peine.

La scène racontée par le quotidien britannique The Guardian date du printemps dernier, mais Depeche Mode n’a pas fini de vivre son deuil. « On a dû vivre bien des premières sans Andy », convient Martin Gore, joint en Californie au début du mois de mars, à quelques jours du début des répétitions pour la tournée mondiale qui débute jeudi.

« Monter sur scène sans lui sera sans doute un moment assez émotif, poursuit-il. J’espère qu’on arrivera à se faire à son absence après quelques semaines de tournée. Que ce ne sera plus aussi difficile après un certain temps. »

PHOTO ANTON CORBIJN, FOURNIE PAR SONY MUSIC

« Ma foi en l’humanité n’est pas très grande en ce moment », avoue Martin Gore, qui cosigne 4 des 12 chansons du nouvel album de Depeche Mode avec Richard Butler du groupe Psychedelic Furs.

La disparition prématurée d’Andy Fletcher, mort d’une dissection aortique en mai 2022, a forcé un rééquilibrage au sein de Depeche Mode. Soudain, tout ne reposait plus que sur ses deux figures principales : Dave Gahan, son charismatique chanteur, et Martin Gore, son principal architecte musical. Deux icônes qui, sans être des frères ennemis, n’étaient pas les deux plus intimes dans le groupe.

« Dave et moi étions plus, je cherche le bon mot… Distants, ça sonne mal, mais on socialisait moins, expose Martin Gore. Andy était du genre à parler à tout le monde quand il entrait dans une pièce, alors que Dave et moi, on se tenait plus en retrait. Maintenant qu’Andy est parti, on a dû travailler notre relation, se rapprocher. »

Dave Gahan a admis que la mort d’Andy, combinée à l’arrêt forcé par la pandémie, l’avait incité à envisager la fin de Depeche Mode. Martin Gore, lui, n’y a jamais pensé. « Je n’ai jamais remis le groupe en question, non », assure-t-il. La musique, c’est toute sa vie. « On se dit souvent Dave et moi qu’on pataugerait dans la vie si on n’avait pas connu le succès avec notre musique, dit-il. Dieu seul sait ce qu’on ferait de nos vies ! »

L’ombre de la mort

Memento Mori, locution latine signifiant « souviens-toi que tu vas mourir », était déjà très avancé lorsque Andy Fletcher est mort soudainement. La mort hantait déjà les compositions de Martin Gore depuis deux ans. « L’essentiel de l’album a été écrit durant la pandémie et c’est l’une des raisons pour lesquelles plusieurs chansons abordent la mort, explique le parolier et compositeur, qui signe ou cosigne 10 des 12 chansons de l’album. J’ai aussi eu 60 ans et ça m’a fait l’effet d’un avertissement : mon beau-père, l’homme qui m’a élevé, est décédé à 61 ans et mon père biologique à 68 ans. Avoir 60 ans, ça m’a un peu remué. »

Que Depeche Mode sorte un album sombre n’a rien de surprenant en soi : c’est dans sa palette depuis des décennies. Memento Mori s’avère toutefois particulièrement rugueux, par moments, et développe des atmosphères hantées, en misant sur ce qui fait la marque du groupe, c’est-à-dire des musiques construites par couches successives, un grand soin porté aux textures, des lignes mélodiques pures et le chant de Dave Gahan qui domine tout.

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Martin Gore et Dave Gahan s’étaient éloignés avec le temps. La mort subite d’Andy Fletcher les a rapprochés.

Un autre aspect de Memento Mori frappe l’oreille : on a le sentiment que Martin Gore, Dave Gahan et leurs collaborateurs (Richard Butler des Psychedelic Furs, en particulier) se plaisent à insérer ici et là des sons électros vintage. People Are Good (le titre est sarcastique, bien sûr) évoque subtilement le krautrock de Kraftwerk et on se surprend même à penser à Jean-Michel Jarre en entendant les claviers de Wagging Tongue. Ce qui n’est pas si étonnant : Martin Gore a collaboré avec le compositeur français sur un morceau intitulé Brutalism Take 2, révélé l’automne dernier.

« Ce n’est pas comme si on s’était assis et qu’on avait planifié ça, dit la moitié de Depeche Mode, au sujet du côté vintage de Memento Mori. C’est une chose qui s’est faite de manière naturelle. Les démos étaient beaucoup plus aboutis que d’habitude cette fois-ci et je pense qu’ils portaient déjà ces références. »

Espaces de liberté

L’une des choses qui ne changent pas sur ce 15album de Depeche Mode, c’est cette utilisation toujours aussi parcimonieuse de la guitare, qu’on entend en intro de Ghosts Again, comme c’est aussi le cas sur Behind the Wheel, Personal Jesus ou I Feel You. Martin Gore rappelle que ce choix s’est imposé dès Composition of Sound, trio qui a donné naissance à Depeche Mode.

« Vince était à la guitare, Andy à la basse et moi, j’étais au synthétiseur. On a vite réalisé le potentiel des synthés, alors Andy et Vince ont mis de côté la basse et la guitare, et c’est là qu’on est devenu un groupe de synthés avec un drum machine. Pendant un temps, on s’est limité à cette esthétique, raconte-t-il. On avait le sentiment que c’était la voie à prendre pour avancer dans la musique. »

De Speak and Spell (1980) à Music For the Masses (1988), Depeche Mode tenait à préserver son identité de groupe « purement électronique ». « On voulait que ça reste comme ça, même si ç’avait quelque chose d’étrange puisque la guitare est mon premier instrument. J’ai commencé à en jouer vers l’âge de 13 ans et je n’ai eu mon premier clavier que vers 18 ans, dit-il. Puis, à un moment donné, on s’est dit qu’on ne devrait plus se limiter et utiliser tout ce qui pouvait servir les chansons. » D’où ces guitares, le plus souvent discrètes, qui soulèvent néanmoins imperceptiblement les morceaux, d’Enjoy the Silence à plusieurs de Memento Mori.

Martin Gore ne pense à rien de tout ça lorsqu’il compose, désormais. « J’essaie simplement d’écrire la meilleure chanson possible », dit-il. Et il a la conviction que Dave Gahan, avec qui il forme désormais le vieux couple qu’est Depeche Mode, va s’en emparer et la propulser. « Dave a une voix unique, spéciale, fait valoir Martin Gore. Je pense qu’il amène mes chansons à un autre niveau. En fait, c’est toujours ce qui se produit. »

Memento Mori

Rock

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Depeche Mode

L’album sera en vente vendredi

Les artisans d’hier

PHOTO TIRÉE D’IMDB

Vince Clarke

Vince Clarke

Les sources de Depeche Mode se trouvent dans No Romance in China, groupe formé en 1976 par Vince Clarke et le regretté Andrew Fletcher. Martin L. Gore se joindra à eux dans une autre formation baptisée Composition of Sound. Devenu quatuor avec l’arrivée de Dave Gahan, en 1980, le groupe prend pour nom Depeche Mode. Vince Clarke part dès 1981, après l’album Speak and Spell, sur lequel on retrouve le plus vieux succès du groupe, Just Can’t Get Enough, et formera Yazoo puis Erasure.

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK OFFICIELLE DE DEPECHE MODE

Alan Wilder (au centre), à l’époque du disque Songs of Faith and Devotion au début des années 1990. À gauche, Andrew Fletcher, et à droite en arrière-plan, Dave Gahan et Martin L. Gore.

Alan Wilder

Avec l’arrivée d’Alan Wilder, en 1982, Depeche Mode trouve son alignement « classique ». Martin L. Gore s’impose comme l’auteur et compositeur du groupe, mettant l’accent sur une imagerie torturée et des relations intimes empreintes de jeux de pouvoir (Master & Servants, Strangelove). Alan Wilder contribue au développement du son plus sombre de Depeche Mode, parfaitement incarné par Black Celebration (1986), et à l’âge d’or créatif du groupe marqué par les albums Music for the Masses, Violator et Songs of Faith and Devotion. Insatisfait de la place qui lui est faite et du crédit qui lui est accordé, il part en 1995 pour se consacrer à son projet Recoil.

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK OFFICIELLE DE DEPECHE MODE

Andrew Fletcher, mort l’an dernier, a fait partie des premières incarnations de Depeche Mode avant même que le groupe n’adopte ce nom.

Andrew Fletcher

Pilier de Depeche Mode – il est là depuis les balbutiements de ce groupe qui ambitionnait de faire de la musique sans instrumentation typiquement rock –, Andrew Fletcher a déjà dit qu’il n’était qu’un figurant… qu’il traînait autour des trois autres, qui avaient tous de plus grandes compétences musicales que lui. Fletch était pourtant un solide point d’ancrage de Depeche Mode : il était le rassembleur, le diplomate, celui qui a toujours gardé les pieds sur terre alors que ses collègues sombraient dans les excès. Il est mort le 26 mai 2022 d’une dissection aortique.