Peter Gabriel, Megadeth, Kiss et Lionel Richie se produiront à Montréal au cours des prochains mois, tout comme Madonna, Metallica, Wu-Tang Clan et Guns N’ Roses. Difficile de croire que nous sommes bel et bien en 2023. Mais pourquoi la nostalgie musicale attire-t-elle tant de fans ? Et dans 20 ans, est-ce que les jeunes paieront des fortunes comme leurs parents pour voir des groupes en aréna ?

L’effet « dernière chance »

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Depeche Mode et Lionel Richie

Il y a plusieurs semaines, le promoteur evenko a mis en vente pratiquement en même temps des billets de spectacles de Guns N’ Roses, Depeche Mode, P!nk et Bruce Springsteen. « Je n’ai jamais vu ça. On vit une période de renaissance », lance Nick Farkas, vice-président à la programmation, aux concerts et aux évènements d’evenko.

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P!nk au Centre Bell en 2013

À chaque mise en vente, ce dernier se disait : « Est-ce que les gens en ont assez ? »

La réponse : non.

« Je produis des spectacles depuis plus de 20 ans. Il n’y a jamais eu de demande pour deux spectacles de Depeche Mode à Montréal », illustre Nick Farkas.

Il ne fallait pas sous-estimer la frustration des mélomanes de ne pas communier avec un artiste dans une salle de spectacle pendant une bonne partie de la pandémie. « Honnêtement, je ne me souviens pas d’un horaire aussi chargé, sans compter les festivals. C’est incroyable, la quantité de shows qu’on a. »

Au programme lors du week-end du 12 août : Metallica au Stade olympique, Sam Smith au Centre Bell et le festival ÎleSoniq au parc Jean-Drapeau.

Si les billets se vendent bien en général, tous artistes confondus et dans les petites comme les grandes salles, force est de constater qu’une bonne partie de la programmation estivale et automnale nous fait replonger dans d’autres époques. Ajoutons aux noms cités plus haut ceux de The Cure, Rod Stewart, Peter Gabriel et Shania Twain.

« Pour le spectacle de Lionel Richie avec Earth, Wind & Fire, je pense que nous sommes le marché le plus fort en Amérique du Nord », souligne Nick Farkas.

Si le public est au rendez-vous, les tournées en circulation sont nombreuses. « Il y a un effet postpandémique et de compression qui fait en sorte que les groupes se rattrapent », indique Danick Trottier, professeur de musicologie à l’UQAM.

La fin d'une époque

« C’est fou, les ventes de billets, comme ça va bien partout. Avec la pandémie, les gens ont l’impression d’avoir raté quelque chose et ils ne veulent plus rien rater », lance l’ancienne journaliste rock montréalaise Marie-France Rémillard, qui va voir des dizaines de spectacles partout dans le monde chaque année et qui suit de près les tendances de l’industrie.

À Montréal, elle ira voir Peter Gabriel et Kiss, alors qu’elle voyagera pour aller voir Gary Numan, Elton John et The Who.

« Il y a des groupes auxquels il ne reste plus grand temps. Nous sommes vraiment à la fin d’une époque et il va y avoir un renouveau », estime-t-elle.

Chose certaine, la pandémie a créé un manque qui amplifie l’impression de dernière chance de voir un artiste.

Plus que jamais, les gens agissent comme si c’était maintenant ou jamais quand ils voient un groupe de leur bucket list passer par Montréal, opine Nick Farkas. « On n’a pas vu Springsteen à Montréal depuis 15 ans. Beaucoup se disent : “Je n’attendrai pas un autre 15 ans pour le voir.” »

« Beaucoup de gens voient la possibilité de voir des groupes pour la dernière fois », renchérit Danick Trottier en soulignant que Kiss en est bel et bien à sa vraie tournée d’adieu. La santé de certains musiciens est fragile, souligne-t-il. « Ozzy Osbourne devait revenir et il a annulé sa tournée pour des problèmes de santé. »

« Slash n’est pas si vieux, mais il a un pacemaker », rappelle Danilo Dantas, un professeur à HEC qui s’intéresse à l’industrie de la musique et qui ira voir Guns N’ Roses le 8 août, au parc Jean-Drapeau.

Pas besoin d’être un expert en marketing comme lui pour savoir ce que l’effet de rareté de certaines tournées crée sur l’offre et la demande. « On peut écouter un album plusieurs fois sur Spotify, mais un concert demeure une expérience unique. C’est rare et ça coûte cher », illustre-t-il.

Or, ces temps-ci, « les gens ont envie de sortir », poursuit-il. « On le voit aussi dans l’industrie aérienne. Les gens ont envie de voyager et les compagnies aériennes n’ont aucune honte à augmenter leurs prix. »

Le public cible

Avec la tarification dynamique, les billets de spectacle peuvent aussi être très dispendieux, ce qui crée un sentiment d’urgence chez les consommateurs lors des mises en vente d’une tournée à une heure précise. « La demande est tellement forte qu’il faut agir vite, sinon on peut payer un surplus sur les marchés secondaires », explique Danilo Dantas.

Si les prix des billets pour les spectacles d’artistes des années 1970 et 1980 sont particulièrement élevés, c’est parce que leur public cible peut davantage se le permettre. « Ce sont des groupes qui plaisent à des gens qui sont sur le marché du travail depuis longtemps et qui ont souvent plus de revenus », expose le professeur en marketing.

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Danick Trottier, professeur de musicologie à l’UQAM

C’est très documenté que lorsqu’on est jeune, le lien avec la musique se fait beaucoup avec les clips, l’album et les médias, mais que le concert n’est pas accessible comme on le voudrait.

Danick Trottier, professeur de musicologie à l’UQAM

Résultat : quand notre groupe préféré revient 15 ans plus tard, on veut se gâter.

Quand Danick Trottier est allé voir Green Day dans sa jeunesse, il est resté sur sa faim car il était dans les dernières rangées. « Quand je suis retourné voir Green Day en 2017, au Centre Bell, je me suis payé un billet sur le parterre pour plus de 200 $. Je trouvais ça un peu trop cher, mais j’ai tellement passé une belle soirée. Green Day a joué longtemps et on a eu droit à des chansons moins connues. J’ai capitalisé ma relation avec Green Day.

« J’en ai eu pour mon argent, ce qui m’amène à un point important : le répertoire. On tend à l’oublier. »

En gros, pour que ces groupes soient généreux, ils doivent avoir des tounes, comme c’est le cas pour les Madonna, Springsteen et Peter Gabriel.

Danick Trottier ajoute que ce sont des stars qui ont su renouveler leur public. « On minimise comment ces groupes-là ont des fanbases énormes depuis des décennies et de plusieurs générations, avec beaucoup de gens qui ne les ont pas encore vus en show. »

Martin Lussier, professeur à l’UQAM et membre du laboratoire Culture populaire, connaissance et critique, rappelle à quel point « le développement du numérique a permis de valoriser de vieux catalogues ». Des jeunes découvrent The Cure ou Peter Gabriel dans une liste d’écoute.

La nostalgie n’a pas d’âge

Frédéric Émond, administrateur d’un groupe sur Facebook de partenaires de spectacles et de vente de billets, souligne à quel point la relation avec nos groupes préférés va au-delà de la musique.

Sa nostalgie musicale à lui est celle des années 1990, si bien qu’il ira voir Blink-182, le 12 mai au Centre Bell. Surtout que Tom DeLonge est de retour parmi les troupes.

« C’est le band de ma vie. Je l’ai dans le sang et c’est celui que j’écoute le plus depuis que je suis né. J’ai un tatouage de Blink-182. »

Celui qui consacre une partie de son budget mensuel à des spectacles parle de retrouvailles. « C’est de la nostalgie positive. Ce n’est pas de la mélancolie, mais des beaux souvenirs. C’est l’fun de retrouver des bands comme ça. »

C’est documenté que la musique populaire et rock est beaucoup associée à la jeunesse. On développe ses goûts musicaux quand on est jeune et on y reste attaché, car cela a eu une importance identitaire, psychosociale et même communautaire.

Martin Lussier, professeur à l’UQAM et membre du laboratoire Culture populaire, connaissance et critique

Un « esprit de communauté » règne quand on va voir un groupe comme Metallica.

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Metallica au parc Jean-Drapeau en 2017

Martin Lussier ajoute un point important en enfilant son chapeau de batteur du groupe punk Les Marmottes aplaties, qui a fait un retour sur scène en 2019 devant « des hommes bedonnants aux barbes blanches », blague-t-il.

Si on peut accuser un Mick Jagger ou un Paul McCartney de vouloir remplir les coffres de leur succession à chaque tournée, il ne faut pas oublier pourquoi ils ont fait leurs débuts sur scène.

« Des fois, on les regarde d’un œil critique, mais on oublie que ce sont des musiciens qui ont encore du fun à jouer de la musique. »

La relève nostalgique

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Madonna et Blink-182

Certains musiciens impressionnent par leur longévité. On pense évidemment aux Rolling Stones et à Paul McCartney, mais aussi à Madonna et à Depeche Mode. Si on se projette dans 15 ou 20 ans, est-ce qu’autant d’artistes parviendront à réunir leurs fidèles fans dans les arénas ?

« Je ne suis pas inquiet et j’entends cette panique depuis 20 ans », lance d’emblée Nick Farkas, vice-président programmation, concerts et évènements chez evenko.

La crainte de voir de moins en moins de groupes remplir les arénas ne date pas d’hier, souligne-t-il. Bien que la programmation des prochains mois du Centre Bell et de la Place Bell ne rime pas avec renouveau, n’oublions pas que chaque génération d’artistes a sa relève. « Les membres de Blink-182 n’ont pas le même âge que ceux de Depeche Mode », illustre celui qui est programmateur musical depuis 20 ans.

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Taylor Swift au Centre Bell en 2011

Bon, il est vrai que Blink a commencé sa carrière au début des années 1990 et que le facteur nostalgie permet au groupe punk de vendre des billets – comme ceux qui se sont rapidement envolés pour le spectacle du 12 mai, au Centre Bell –, mais leur popularité ne devrait pas s’essouffler de sitôt. Et d’autres artistes avec des fans loyaux suivront. L’ancienne journaliste rock Marie-France Rémillard croit que les Harry Styles et les Taylor Swift pourront tout aussi bien remplir de grands arénas dans 20 ans.

Il y aura toujours de nouveaux groupes et artistes fascinants.

Marie-France Rémillard, ancienne journaliste rock montréalaise

Parce qu’ils sont fascinants, oui, mais aussi car un système est en place. « La façon dont l’industrie fonctionne assure qu’il y aura toujours une nouvelle génération d’artistes qui sera hissée vers les sommets des palmarès, indique Ricardo Daley, fondateur de Ricky D Events, qui organise des spectacles hip-hop depuis les années 1990. Il y aura toujours un nouveau Travis Scott ou un nouveau A$AP Rocky. Peut-être qu’il y en aura moins, mais l’industrie va toujours être à la recherche du prochain [gros nom] puis faire en sorte que certains deviennent les prochains. »

« La musique est une business », rappelle Marie-France Rémillard.

La relève dans la foule

Dans cette grande équation, il faut également considérer le décloisonnement des genres qui multiplie le nombre de spectacles.

PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, ARCHIVES 
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Spectateurs au Festival Lasso, au parc Jean-Drapeau, en 2022

Jamais Nick Farkas n’aurait cru programmer un jour à Montréal un festival country comme Lasso, ou encore présenter une dizaine d’artistes d’origine latine au Centre Bell, tel qu’evenko l’a fait l’an dernier. « Les gens écoutent de la musique constamment et ils changent de style. »

Les goûts changent, certes, mais ils se transmettent aussi.

Je suis fasciné quand je vais au Centre Bell et que je vois des familles avec les parents et leurs deux enfants. Cela crée des habitudes, et la culture, c’est de l’habitude […]. Il y a une transmission.

Danick Trottier, professeur de musicologie à l’UQAM

« La majorité des gens dans la foule pour Nas et Wu-Tang (le 2 octobre, à la Place Bell) seront ceux qui les suivent depuis 25-30 ans, mais ceux-ci vont amener leurs amis et des plus jeunes puis d’autres fans naîtront ce jour-là », conclut Ricky D.

Le point de vue des amateurs

PHOTO JOHN MCMURTRIE, TIRÉE DE FACEBOOK

Jean-Philippe Garon (face à l’objectif) à un spectacle d’Iron Maiden. Il assiste à une quinzaine de spectacles par année.

Frédéric Émond, 32 ans, ira voir Blink-182, en mai. Il doute qu’autant de groupes d’aujourd’hui puissent rassembler les foules dans les grands amphithéâtres dans les décennies à venir.

« J’en parlais avec des amis récemment et on se disait que les artistes de ma génération ont moins marqué leur époque que d’autres. Est-ce que c’est dû aux changements technologiques et au fait qu’on passe d’un artiste à l’autre en streaming ? La popularité des artistes n’est peut-être pas aussi durable. »

« Malheureusement, je pense qu’on va en perdre [des groupes qui tournent longtemps et partout] beaucoup plus qu’on va en gagner. Je pense que la relève n’est pas là. Oui, il va en émerger deux ou trois, mais je ne pense pas qu’il va y avoir la même quantité de spectacles d’envergure dans 10-15 ans », estime Martin Brière, qui voit en moyenne cinq ou six concerts majeurs par année.

Madonna, Metallica, The Cure, Depeche Mode, Peter Gabriel, Guns… ils ont tous au moins 60 ans. Dans 10 ans, certains vont avoir lâché. Et c’est correct, on va les avoir vus quand même assez souvent. Ça ne s’arrêtera jamais, mais ça va beaucoup diminuer.

Martin Brière

Même si moins de groupes bénéficieront de la popularité nécessaire pour se produire en aréna, Nadine Décarie, qui se rend dans une salle de spectacle environ deux fois par mois, croit que les plus petits endroits pourraient bien les accueillir. « De toute façon, je préfère aller au Club Soda, au MTelus, au Fairmount ou même dans des bars, admet-elle. Autant pour les groupes nostalgiques que pour la musique émergente, ces places sont l’fun. »

Mots de mélomanes

Nous avons demandé à de grands amateurs de spectacles ce qu’ils préfèrent des concerts d’artistes d’une autre époque.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Iron Maiden au parc Jean-Drapeau en 2008

Les gens se sont attachés à ces groupes des années 1980-1990 et ils ont grandi avec eux. Il y a un sentiment d’appartenance. Quand tu regardes la foule dans ces shows, presque tout le monde porte du linge à l’effigie du band.

Jean-Philippe Garon, qui assiste à une quinzaine de spectacles par année et qui sera à celui de Megadeth, le 10 mai, au Centre Vidéotron

PHOTO ARCHIVES TIRÉE DU SITE INTERNET FANANT.TV

Robert Smith, chanteur du groupe The Cure

Tu vas voir The Cure puis tu te fais la remarque “C’est drôle, tout le monde est habillé en noir”. Il est là, l’esprit de communauté, parce que tu sais que tu es avec les vrais fans, entre guillemets. Tu te reconnais là. La musique, c’est un mode de vie.

Nadine Décarie, qui verra The Cure pour la quatrième fois, le 16 juin, à Montréal

PHOTO AMY HARRIS, ARCHIVES INVISION/ASSOCIATED PRESS

Kiss en spectacle à Cincinnati en 2019

Il y a des gens qui attendent ce soir-là avec impatience. Tu peux te replonger. Le temps d’une couple d’heures, tu replonges dans ces années-là. Chaque band peut te rappeler des souvenirs. Les voir en spectacle peut te ramener à une certaine époque le temps de quelques heures.

Martin Brière, qui sera aux deux concerts de Metallica et possiblement à ceux de The Cure, Depeche Mode et Kiss

PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, ARCHIVES LA PRESSE

Spectateurs au festival Osheaga en 2022

Un spectacle, ça fait vivre des émotions. C’est tellement intense ! Ça donne des frissons et des fois, tu as envie de pleurer. C’est aussi le partage avec des gens, qui ne se connaissent pas, mais qui se regardent et chantent les paroles ensemble. C’est beau à voir. Il y a quelque chose dans un concert que je ne peux retrouver nulle part ailleurs.

Nadine Décarie, « consommatrice compulsive de culture »