On se croirait en 1984. The Cure, Depeche Mode, Peter Gabriel, Bruce Springsteen, Lionel Richie, Kiss, Madonna, Rod Stewart seront tous en spectacle au Centre Bell au cours des prochains mois. Sauf qu’en 1984, on pouvait voir Bruce Springsteen d’un siège « dans les rouges » au Forum pour 19,50 $ (l’équivalent de 50,35 $ aujourd’hui, selon la Banque du Canada).

Combien en coûte-t-il aujourd’hui pour se procurer un billet de spectacle de Bruce Springsteen au Centre Bell en novembre, dans l’équivalent des rouges du Forum ? Au bas mot 439 $ et jusqu’à 1500 $.

Je ne parle pas des prix exigés par des revendeurs louches, mais de ceux affichés sur le site officiel de Ticketmaster. Le prix d’un loyer. Et pas seulement dans les quartiers ouvriers dont parle généralement le Boss. J’ai eu la chance qu’un ami nous déniche des billets, le matin de la vente officielle, pour « seulement » 10 fois le prix de 1984. Quelle aubaine !

J’y étais en 2008, au dernier passage de Springsteen à Montréal, à l’invitation de mon ami et patron Alain, exégète du Boss. J’avais hérité du billet de Foglia. Il y a 15 ans, il en coûtait 126,75 $ pour voir l’E Street Band du parterre du Centre Bell. Au prix de revente de Ticketmaster cette semaine, un billet au même endroit coûtait 850,62 $ pour voir Springsteen l’automne prochain. Il y a inflation et inflation.

Il est difficile, dans les circonstances, de ne pas se sentir comme le dindon d’une farce bien plate. Celle de la tarification dynamique – dont a parlé dans nos pages ma collègue Marissa Groguhé en octobre – et de la revente par Ticketmaster, qui se substitue aux scalpers d’antan, en testant les limites (et la capacité de payer) des spectateurs.

Il faut être dindon sur les bords pour débourser 200 $ afin d’assister au Centre Bell, en août, au Celebration Tour de Madonna... de derrière la scène. J’ai bien dit « assister », et non « voir ».

Je ne suis pas moins dindon de la nostalgie que les autres. J’ai eu envie moi aussi de faire la file virtuelle mercredi matin pour mettre la main sur des billets de The Cure, au Centre Bell toujours, en juin.

Au moins, le plus grand groupe « alternatif » de mon adolescence a décidé de proposer des billets à prix raisonnables, en faisant fi de la tarification dynamique et des billets platine, contrairement à la plupart des musiciens en tournée actuellement (le forfait VIP pour Madonna au Centre Bell coûte 2500 $).

Ces stratégies de mise en marché ne sont pas sans conséquence pour les artistes. Les prix parfois prohibitifs du spectacle de Bruce Springsteen lui ont valu un ressac sans précédent parmi ses plus fidèles admirateurs.

Beaucoup se sont demandé pourquoi ce « héros de la classe ouvrière », qui a vendu tous ses droits musicaux à Sony pour un demi-milliard de dollars en 2021, courait ainsi le risque de ternir sa réputation, à 73 ans, pour quelques millions de plus. Le prix à payer n’est pas toujours quantifiable en dollars américains.

PHOTO ANNE GAUTHIER, ARCHIVES LA PRESSE

Robert Smith, chanteur de The Cure, en spectacle à Osheaga en août 2013

The Cure s’oppose concrètement à la flambée des prix des billets et c’est tout à son honneur. La seule fois que j’ai vu le groupe en spectacle, c’était il y a 25 ans à Lyon. Ça ne m’avait rien coûté. Je m’étais rendu à l’extérieur du théâtre romain de Fourvière pour écouter Robert Smith chanter. Il n’avait que 39 ans. Il aura 64 ans le mois prochain.

La retraite n’existe plus pour les vieilles gloires de la musique populaire. Les Rolling Stones repartent en tournée malgré la mort il y a deux ans de leur batteur Charlie Watts. Depeche Mode sera à Montréal malgré la disparition l’an dernier de son claviériste Andy Fletcher. Lynyrd Skynyrd a repris sa tournée une semaine après la mort de son guitariste et fondateur Gary Rossington. Tant qu’il y a des nostalgiques pour payer...

Je ne suis pas dupe de la raison pour laquelle une bonne partie de la programmation de spectacles du Centre Bell pourrait être confondue avec celle d’il y a 40 ans au Forum. Je suis rendu à l’âge où j’ai théoriquement les moyens de me payer un (deux ou trois) trip de nostalgie.

Très peu de gens de 25 ans pourront et voudront payer 200 $ pour voir Bruce Springsteen, Peter Gabriel ou The Cure en spectacle. Comme très peu de gens de 50 ans auront envie d’entendre les nouvelles chansons de ces artistes.

On va voir Depeche Mode ou Madonna pour le plaisir, bien sûr. On y va aussi pour se bercer de l’illusion que notre âge physique est le même que notre âge mental, c’est-à-dire l’âge que nous avons le sentiment d’avoir, et qui est parfois de 10 ans inférieurs à notre âge réel. Dans ma tête, j’ai à peine 40 ans.

Où s’arrête ma nostalgie ? Là où mes principes prennent le dessus. Pour voir Metallica au Stade olympique en août, Ticketmaster réclame au minimum 374 $. Les billets grimpent très vite à 600 $, 800 $, voire 1200 $. Un billet pour le spectacle de Guns N’Roses dans une loge du parc Jean-Drapeau, trois jours plus tôt ? 1925 $. Ils ont du front tout le tour de la tête.

J’ai payé 39,25 $ pour voir Metallica ET Guns au Stade olympique, en 1992. Depuis l’émeute causée par Axl Rose, j’ai juré que je ne donnerais pas une cenne de plus à cet abruti, et je tiendrai parole. J’irai peut-être le revoir quand Metallica et Guns N’Roses offriront un spectacle gratuit pour dédommager les spectateurs d’il y a 31 ans. Pas avant. La nostalgie a toujours ben ses limites.