La semaine dernière, Nicki Minaj est arrivée au Centre Bell avec plus de trois heures de retard. En janvier, Madonna avait elle aussi foulé la scène de l’amphithéâtre montréalais avec près d’une heure trente de retard. Le rappeur Travis Scott avait fait la même chose il y a quelques années, et n’avait offert que 40 minutes de prestation… Jusqu’où les artistes peuvent-ils profiter de la patience de leurs fans et à partir de quand le retard sur scène devient-il inacceptable ?

Le cas de Nicki Minaj, de passage à Montréal le 17 avril dernier, est assez extrême. À 23 h ce soir-là, elle n’était toujours pas sur la scène du Centre Bell. Elle a pris le temps d’expliquer sur le réseau X avoir eu des problèmes avec son vol privé, qui avait lieu le soir même du spectacle. Des vérifications à la douane canadienne auraient également contribué à son retard. Nicki Minaj a finalement foulé la scène à 23 h 20. Son spectacle s’est terminé aux alentours de 1 h du matin, après la fermeture du métro…

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DE NICKI MINAJ

Le spectacle de Nicki Minaj au Centre Bell, le 17 avril dernier, qui a commencé avec trois heures de retard.

Laurent Saulnier, qui a dirigé la programmation des Francos de Montréal et du Festival international de jazz de Montréal pendant plus de 20 ans, convient que dans le cas de Nicki Minaj, l’artiste ne s’est pas donné beaucoup de « lousse ». Il reste que selon lui, un cas comme celui-là est exceptionnel.

Environ 99 % des artistes respectent l’heure de leur représentation, c’est-à-dire qu’ils montent sur scène à l’heure prévue ou peu de temps après. Pour moi, 15 ou 30 minutes après, ce n’est pas un retard. Mais quand on parle de deux ou trois heures, c’est sûr que c’est fâchant pour les spectateurs, je comprends, mais c’est très rare.

Laurent Saulnier, ancien programmateur des Francos et du Festival international de jazz de Montréal

Durant toutes ses années comme programmateur, il a bien sûr déploré quelques incidents, mais vraiment très peu, nous dit-il. L’artiste la plus réputée pour ses retards ? Lauryn Hill. En 2011, la rappeuse américaine était montée sur la scène du MTelus à minuit et demi, soit trois heures et demie après l’heure prévue de la représentation.

PHOTO CHAD BATKA, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

L’auteure-compositrice-interprète et rappeuse Lauryn Hill est réputée pour ses retards.

« À un moment donné, tout le monde savait que si on voulait voir Lauryn Hill, il fallait arriver plus tard… Par contre, pour nos spectacles extérieurs, aucun retard n’était toléré et ce n’est pratiquement jamais arrivé, nous dit Laurent Saulnier, parce que si un artiste arrivait en retard, il jouait moins longtemps ou pas du tout, c’était simple comme ça. »

Les 40 minutes de gloire de Travis Scott

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Travis Scott au Centre Bell en 2019, venu faire oublier sa courte prestation de l’année précédente à Osheaga

À l’été 2018, le rappeur Travis Scott avait fait rager ses fans par sa prestation écourtée au festival d’Osheaga. Il avait joué moins de 40 minutes en raison de son retard sur scène. L’artiste américain qui était attendu pour 21 h 45 avait mis la faute sur la douane canadienne, mais il était parti des États-Unis le soir même de son spectacle…

Une étudiante avait déposé une demande d’autorisation pour exercer une action collective contre evenko, l’organisateur du festival. Une demande rejetée en juin 2019 par la Cour supérieure, notamment parce que la jeune femme avait quitté les lieux à 22 h 30 alors que les organisateurs avaient annoncé l’arrivée du rappeur pour 23 h…

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

Des spectateurs en attente du spectacle de Travis Scott, lors du festival Osheaga, à l’été 2018

Une question demeure : est-ce qu’il y a un retard maximal toléré dans le contrat qui lie l’artiste au promoteur ?

« Non, répond Laurent Saulnier. Il y a une heure de représentation, un showtime, c’est tout. Chez nous, il n’y avait pas de pénalité prévue dans les contrats pour les artistes qui arrivent en retard. S’ils ne se présentaient pas, par contre, ils n’étaient pas payés. Mais on était prévoyants. On aimait mieux payer une nuit d’hôtel supplémentaire plutôt que de voir un itinéraire de vol avec une arrivée à 16 h pour un spectacle qui commençait à 20 h… »

Madonna, la reine… du retard

PHOTO THE NEW YORK TIMES, THE NEW YORK TIMES

Madonna au Barclays Center, à Brooklyn, le 13 décembre 2023, où elle est arrivée sur scène avec plus de deux heures de retard.

Au mois de janvier dernier, Madonna s’était elle aussi fait attendre au Centre Bell. La Madone était montée sur scène à 21 h 50, soit près d’une heure trente après le début prévu de sa prestation. Quelques semaines plus tôt, à Washington et à Brooklyn, c’est avec plus de deux heures de retard qu’elle s’était présentée. « Je suis désolée d’être en retard… Non, je ne suis pas désolée, c’est ce que je suis… je suis toujours en retard », a-t-elle donné pour toute explication.

Trois de ses admirateurs ont d’ailleurs déposé la semaine dernière une demande d’action collective devant le tribunal fédéral du district de Columbia contre le promoteur du spectacle présenté à Washington, Live Nation – propriétaire d’evenko, qui n’a pas répondu à nos questions pour ce reportage –, mais aussi contre l’artiste. Les plaignants disent avoir été « trompés » sur l’heure du début du spectacle.

Pour Arnaud Granata, président du groupe Infopresse, il s’agit d’un cas isolé. « Si on parle du cas de Madonna dans les médias, c’est parce qu’il y a des poursuites. Mais on parle de quoi, trois fans ? Il y a combien de dizaines de milliers de spectateurs qui ont eu à subir ces retards-là et qui ne s’en sont pas plaints ? »

Je pense que tout dépend de ce qu’on retient à la fin. Si on retient qu’on a vu un spectacle marquant, qui va nous faire oublier l’attente, ce ne sera jamais dommageable pour l’artiste. Et ça, on peut le confirmer lorsque l’artiste revient. Est-ce que les billets vont se vendre aussi bien pour Madonna ou Nicki Minaj la fois suivante ? Ma réponse est oui.

Arnaud Granata, président d’Infopresse

Le spécialiste en communication et marketing convient que ce ne sont pas tous les artistes qui peuvent « se permettre » ces retards. « On parle d’une poignée de supervedettes qui créent l’évènement en arrivant en retard, même si ce n’est pas toujours souhaité, comme dans le cas de Nicki Minaj. Les gens le vivent aussi comme une expérience. Dans le cas de Madonna, ça fait presque partie de sa marque. »

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DE L’ARTISTE

Nicki Minaj à Toronto, au lendemain de son passage à Montréal

Les recours judiciaires

Quand on a payé 300 $ son billet, on est bien sûr plus enclin à patienter avant l’arrivée de notre artiste préféré, mais y a-t-il un moment où le spectateur peut quitter les lieux et exiger un remboursement ? A-t-il des recours judiciaires ? Pierre-Claude Lafond, professeur de droit à l’Université de Montréal, nous ramène à la plate réalité des choses.

Au-delà de la frustration qu’on peut ressentir, quels sont les dommages subis par les membres du public ? C’est la question qui intéresse le tribunal. Si un spectateur a dû rentrer en taxi parce qu’il n’y avait plus de métro, on peut parler de dommage, mais c’est minime. Est-ce que vous allez dépenser 114 $ pour aller aux petites créances et réclamer 50 $ ?

Pierre-Claude Lafond, professeur de droit

Les actions collectives sont une autre avenue possible, mais encore une fois, il faut faire la preuve d’un dommage subi.

Dans le cas du concert écourté de Travis Scott, selon ce spécialiste du droit de la consommation, il y avait tout de même matière à poursuite contre le promoteur « parce que les spectateurs ont été privés d’une grande partie du spectacle pour lequel ils ont déboursé de l’argent », mais lorsqu’un artiste arrive en retard, même très en retard, « on n’empêche pas le spectateur de voir le spectacle », précise-t-il.

On peut toujours plaider la « fausse représentation », ajoute Pierre-Claude Lafond. « Si le spectacle est annoncé à 20 h ou à 21 h et qu’il commence à 23 h, il y a une présomption de dommage, on pourrait plaider ça, mais il reste qu’il est très difficile de définir ce qu’est un délai d’attente raisonnable. Le tribunal vous dira que les retards font partie des risques associés à ce genre d’évènements. »

D’après MLafond, aucun artiste n’accepterait de signer un contrat qui encadrerait l’heure de la représentation ou qui prévoirait une pénalité en cas de retard. « On peut se demander ce que le promoteur peut faire. Mais je doute qu’il fasse quoi que ce soit, sauf s’exclure de toute responsabilité. Il voudra plutôt satisfaire les conditions de l’artiste que de s’intéresser au consommateur. »

C’est le prix à payer pour passer une soirée en compagnie de supervedettes : il faut s’armer de patience, parce que dans ce dossier-là, elles jouissent d’une immunité quasi absolue.