Dans un court récit au ton pamphlétaire dont on a devancé la sortie pour résonner avec le mouvement des gilets jaunes en France, Éric Vuillard, prix Goncourt 2017, rappelle avec la figure de Thomas Müntzer au XVIe siècle que la guerre des pauvres n'a jamais cessé.

«Les exaspérés sont ainsi, ils jaillissent un beau jour de la tête des peuples comme les fantômes sortent des murs», peut-on lire en quatrième de couverture de La guerre des pauvres. On voit spontanément les gilets jaunes en France qui en sont rendus à leur 12semaine de protestations, et que peu avaient vus venir. «À l'inverse d'un certain pessimisme, je pense que l'une des pulsions les plus fortes chez l'homme, qui revient sans cesse, c'est la pulsion égalitaire, croit Éric Vuillard, que nous avons joint par téléphone. Les hommes savent qu'ils sont égaux. Ils ne supportent pas l'inégalité qu'on leur inflige, en réalité. Et donc, très régulièrement, des exaspérés sortent des murs, des gens rappellent aux puissants que non, eux ne voient pas les choses ainsi.»

Ce petit récit de 68 pages fait le lien avec notre époque, en évoquant d'un trait vif la destinée de Thomas Müntzer, prédicateur farouchement égalitaire, ennemi des princes, qui disait la messe dans la langue du peuple, et qui a mené la révolte des paysans de 1525 en Allemagne, réprimée dans le sang. Vuillard est arrivé à Müntzer parce qu'il s'intéressait à l'histoire de la Réforme, et Müntzer en est l'une des figures les plus radicales, puisqu'il trouvait que même Luther n'allait pas assez loin. L'imprimerie, la Bible traduite en langue vulgaire, la Réforme, tout cela est à l'origine de la subjectivité moderne, explique Vuillard.

C'est en voyant un graffiti en latin, Omnia sunt communia, sur le mur de la première prison privée en France, financée par le géant de la télécom Bouygues, que Vuillard s'est rappelé que c'était le mot d'ordre de Müntzer pendant la guerre des paysans: «Tout est commun.»

Éric Vuillard a aussi découvert en lui un écrivain au style flamboyant. «Il écrit dans une période où la température politique est très haute, un style qu'on peut retrouver chez d'autres écrivains dans des périodes troubles, comme chez Victor Hugo dans ses pamphlets contre Napoléon III, note-t-il. C'est à ça que je suis sensible. Le contexte politique et social détermine en grande partie le style de l'écrivain. Ce qu'on croit appartenir au plus intime appartient en fait en très grande partie au contexte dans lequel les gens écrivent.» 

«Dans un contexte comme le nôtre, agité et troublé, où les gens souffrent d'inégalités très fortes, un style comme celui de Müntzer peut nous toucher davantage que dans des périodes plus calmes.»

«Ce livre porte à la fois sur Müntzer et sur le soulèvement de l'homme ordinaire, poursuit-il. Je raconte comment ça se propage en Angleterre plusieurs fois, avant de réapparaître en Bohème puis en Allemagne, je raconte ça comme un mouvement. Je crois que mon écriture a épousé le mouvement, c'est ce qui lui donne cette ardeur.» Le livre se termine même sur une promesse et un espoir, alors que Müntzer a pourtant été torturé et décapité après l'insurrection. «C'est une histoire qui n'est pas terminée», estime l'écrivain, qui ne voulait pas terminer son livre sur une note austère, celle des éternels vaincus.

L'Histoire est faite par tous

La bataille d'Occident, Congo, Tristesse de la Terre, 14 juillet, L'ordre du jour (ce dernier a reçu le prix Goncourt en 2017) sont autant de titres qui montrent une grande cohérence dans l'oeuvre d'Éric Vuillard, qui privilégie la forme du roman bref en jetant un autre éclairage sur des pans de l'Histoire, puisqu'il rappelle toujours ceux qui en ont été exclus. «En fait, l'Histoire est vraiment faite par ceux qui sont écartés, croit-il. On ne peut ignorer ce grand nombre. C'est tout le monde et pas quelques personnes ou groupes sociaux qui font l'Histoire - ça, c'est une illusion, une lecture idéologique au fond, dans nos sociétés encore très hiérarchiques.»

Et pour lui, la littérature et la vie ne sont pas des voies parallèles. La guerre des pauvres devait paraître au printemps, la publication a été devancée pour résonner avec ce qui se passe en ce moment en France, même si certains commentateurs ont trouvé cela opportuniste. 

«La littérature, c'est une activité dont le centre de gravité est extérieur à elle, qui en réalité s'intéresse au monde et cherche à dire quelque chose de vrai sur le monde. Les misérables de Victor Hugo, c'est à la fois un pamphlet et un roman, et c'est précisément parce que c'est un pamphlet que c'est un grand roman pour nous, et qu'il nous parle encore.»

Et les gilets jaunes, qu'en pense-t-il? «Les deux revendications essentielles du mouvement portent à la fois sur les inégalités économiques et sur un approfondissement de la démocratie. Les gens se rencontrent, discutent, et de plus en plus voudraient prendre eux-mêmes les décisions, ne plus confier le pouvoir à des représentants. Et puis, il y a une troisième chose très intéressante, et tout à fait nouvelle au fond: ce mouvement appartient à quelque chose de plus vaste qui, depuis 2008, traverse l'Europe, la Méditerranée, et même le monde. On a vu des épisodes canadien, américain, espagnol, grec, dans le monde arabe, qui ont à voir les uns avec les autres. La singularité, il me semble, c'est que pour la première fois, les gens ne veulent plus qu'on parle à leur place. Ils ne veulent pas que les hommes politiques et des intellectuels parlent pour eux, ils veulent se ressaisir de leur propre parole, à la fois des décisions et du savoir portant sur eux. C'est assez inédit et intéressant.»

La guerre des pauvres. Éric Vuillard. Actes Sud. 68 pages.

Image fournie par Actes Sud

La guerre des pauvres, d'Éric Vuillard