En janvier dernier, la ministre de la Justice française Christiane Taubira démissionnait avec fracas du gouvernement Hollande. La raison : son opposition au projet de loi qui prévoit retirer la nationalité française à tout Français qui possède la double nationalité et qui est reconnu coupable d'acte terroriste. Quelques jours après sa démission, elle publiait Murmures à la jeunesse, une plaquette qui s'est déjà vendue à 35 000 exemplaires dans laquelle elle réfléchit à voix haute au terrorisme, au principe de déchéance de nationalité et aux responsabilités de sa génération envers les suivantes. Alors qu'elle était de passage à Montréal, nous l'avons rencontrée.

Q: Quel message vouliez-vous transmettre aux jeunes en écrivant Murmures à la jeunesse?

R: Je suis constamment taraudée par cette obligation morale de transmettre à la jeunesse, de rendre compte, de la préparer elle-même aux responsabilités. C'est pour cette raison que j'ai accepté l'invitation de Forces Jeunesse, que je connais parce que j'ai deux enfants qui étudient à Montréal [Mme Taubira prononce ce matin l'allocution d'ouverture à la rencontre Maîtres chez vous organisée par cet organisme non partisan]. J'interviens beaucoup dans les universités, en France et à l'étranger. C'est un public vis-à-vis duquel je suis attentionnée.

Q: Vous avez écrit ce livre dans la foulée des attentats du 13 novembre. Vous étiez au coeur de la cellule de crise ce soir-là. Comment avez-vous vécu ces événements?

R: On pense que les responsables politiques sont juste des personnes dans l'action, mais on est aussi dans le ressenti. On n'a pas le temps de pleurer, mais ça ne veut pas dire qu'on n'est pas déchiré à l'intérieur, et en même temps, il y a la nécessité, très vite, d'assumer ce qui nous incombe. Chacun dans la cellule de crise doit mobiliser ses réseaux. Mon ministère était responsable de l'enquête judiciaire, des victimes.

Après les attentats de janvier 2015, j'ai voulu évaluer avec rigueur le dispositif de prise en charge des victimes, et à partir de mars, j'avais fait travailler plusieurs ministères. Eh bien, vous savez quoi? J'ai publié la circulaire de mise en place du nouveau dispositif d'aide aux victimes le 12 novembre... sans savoir que j'allais la mettre en oeuvre le lendemain.

Q: Votre livre démontre très clairement que la déchéance de nationalité ne fera pas disparaître le terrorisme ni la peur qui s'est installée en France et ailleurs en Occident. Quelle solution envisagez-vous?

R: Je comprends et j'approuve la réaction des Français. Le choc des attentats est tel qu'il suscite une réactivité, fût-elle sans discernement. J'approuve parce que je trouve qu'il y a quelque chose de sain à dire qu'il n'y a pas de nuances à faire. Mais les responsables politiques sont responsables, eux. Et au-delà de ce réflexe de défense, il faut poser les conditions de vie commune. Il a été admis par tout le monde que cette mesure serait inefficace face à des kamikazes - est-ce qu'un morceau de jambe est français ou binational? On est juste dans le symbole. Décider de la déchéance de nationalité pour les binationaux, c'est toucher très directement et éthiquement à la construction républicaine du droit de la nationalité. Et c'est inacceptable. On ne peut pas être responsable politique et refuser de comprendre pour agir. On ne peut pas agir efficacement si on ne sait pas sur quoi on agit.

Q: Vous avez démissionné avec éclat le 27 janvier dernier. Croyez-vous encore que c'était la bonne décision?

R: Absolument. Je n'ai pas pris cette décision à la légère. On ne décide pas de quitter comme ça un gouvernement dans lequel on est très impliqué comme je l'étais depuis trois ans et demi. J'ai déjà eu des désaccords politiques par le passé, mais là, j'estimais être à la fois en conflit de loyauté et en conflit de conscience sur un sujet majeur. C'était une décision éthique.

Q: Vous avez quitté votre ministère à vélo. Qu'est-ce que ça symbolisait pour vous?

R: C'est le symbole à la fois de la liberté et de l'authenticité. Quand nous avons donné l'assaut en janvier 2015 dans l'Hyper Casher et à l'imprimerie, nous étions trois autour du président de la République à prendre ces décisions. C'était un ministère qui demandait une grande probité, une grande attention. Quand je suis partie, j'ai déposé un très lourd fardeau. En montant sur mon vieux vélo jaune qui a 20 ans d'âge, je retrouvais ma liberté et une certaine simplicité.

Q: Est-ce que les libertés de pensée et de parole sont compatibles avec la vie politique?

R: La liberté de penser, oui. Non seulement c'est compatible, mais ça doit l'être. La liberté de parole, forcément, il faut la relativiser. De ce point de vue, je crois que j'ai été exemplaire. Mais j'estime qu'au-dessus de la liberté de parole, il y a la loyauté d'appartenance à une équipe et vis-à-vis le président de la République, la fonction suprême et sa personne. Et c'est pour cela que je me suis retrouvée en conflit de loyauté. Qu'est-ce que j'allais privilégier? Ma conscience, mes convictions, mes engagements d'au moins 30 ans, ou ma loyauté vis-à-vis de l'équipe gouvernementale à laquelle j'appartiens? J'ai choisi la loyauté à ma conscience et à la confiance que me font de très nombreuses personnes.

Q: Durant votre vie politique, vous avez été victime de racisme. On vous a dit des choses horribles. Comment avez-vous vécu cette période?

R: Je crois que les forts ont des devoirs envers les faibles dans tous les domaines, et lorsqu'on a la force de faire face à cela, on a l'obligation de combattre pour que les faibles derrière n'aient pas à affronter cela. On me trouvait arrogante et je répondais: je ne suis pas plus arrogante qu'ils ne sont bêtes (rires). Je leur disais: mais vous pouvez multiplier par 10 000 la violence de vos attaques, je serai encore debout. Là. Juste parce que vous ne comptez pas. Que votre avis n'a pas de poids. Que votre présence au monde n'est pas plus importante que la mienne. Bien avant d'être garde des Sceaux, j'avais écrit dans un livre: «Femme pauvre et noire, quel merveilleux capital. Tous les défis à relever.» C'est vrai que j'ai toutes les attaques à affronter. Il y a des gens qui doutent d'eux. Moi, quand on me représente en guenon, je n'ai pas de doutes. C'est un imbécile qui a fait ça, je ne suis pas fragilisée. Mais les jeunes qui avancent dans la vie, qui ont des difficultés, si on les traite de macaques, on les écrase un peu plus. En résistant, c'était ma façon de leur donner de la force en leur disant: ce n'est pas cette opinion-là qui fait votre identité, vos qualités et votre force.

Q: Vous avez publié neuf livres. Quelle place occupe l'écriture dans votre vie?

R: Je ne suis pas écrivain, j'écris toujours dans l'urgence et la nécessité. Ce livre, je l'ai écrit pratiquement d'un trait. En décembre, on a eu une petite semaine de vacances et j'ai commencé à coucher mes idées pour y voir clair parce que j'étais troublée par cette idée de déchéance de nationalité, et troublée aussi par l'absence de réaction autour de moi. J'ai consulté, j'ai lu, j'ai relu pour y voir clair puis j'ai commencé à écrire, et plus j'avançais, plus la décision de démissionner devenait évidente.

Q: Des voix s'élèvent pour que vous soyez candidate à la présidence en 2017. Que pouvez-vous dire sur votre avenir politique?

R: Je pourrais dire: je rentre chez moi, j'ai assez donné, je vais m'occuper de moi, mais j'éprouve un sentiment d'urgence qui m'incite à poursuivre le combat. Je considère que nous traversons une période de grande confusion dans les idées, dans la compréhension du monde et des solutions que l'on propose. J'ai un devoir de participer à la clarification des idées, de mettre un terme à ces défaites politiques, culturelles et sémantiques que la gauche encaisse. Moi, je crois encore beaucoup aux idéaux de gauche, alors je le fais. C'est ça, ma motivation, mais je suis confrontée tous les jours à cette question: allez-vous être candidate à la présidentielle de 2017? Je n'arrive pas à faire comprendre que ce n'est pas mon problème. Si je vise 2017 sans avoir clarifié les choses, à quoi ça rime? Je ne fais pas de la politique pour faire de la politique, pour le prestige, mais bien parce que je crois qu'on doit pouvoir agir sur la société dans laquelle on vit. Mon souci n'est pas de savoir quel poste je vais occuper, mais comment on arrête la dérive du monde. Et ça, c'est ce matin, demain matin, ce n'est pas en 2017.

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Murmures à la jeunesse. Christiane Taubira. Éditions Philippe Rey. 96 pages.