Pour la huitième fois, les éditions Belfond ont le bonheur d'inviter Colum McCann dans leur catalogue. Il y a eu Danseur. Il y a eu Et que le vaste monde poursuive sa course folle. Il y aura désormais Transatlantic, un monument de beauté qui jette des ponts entre l'Irlande et l'Amérique, entre le pays d'origine du romancier et celui qu'il a adopté. Échange électronique. Mais magique.

La première partie de Transatlantic s'attarde sur le vol historique qui, en 1919, permet à Alcock et Brown de rallier Terre-Neuve à l'Irlande; sur le passage de Frederick Douglass - esclave métis évadé, orateur de talent, réformateur social - en cette Irlande qui, au milieu du XIXe siècle, ploie sous la grande famine; sur les innombrables allers-retours que, dans la seconde moitié des années 90, le sénateur George Mitchell, négociateur de paix en Irlande du Nord, fait entre les deux continents.

La deuxième partie du roman de Colum McCann se penche sur trois femmes de trois générations. Il y a Lily, Emily, Lottie. Des femmes de fiction, d'encre et de papier; mais, sous la plume de l'homme de lettres, aussi réelles que les hommes de chair et de sang qui ouvrent cette grande oeuvre. Que clôt et boucle une troisième partie élégante, belle, puissante d'émotion et d'intelligence. Hannah en est la narratrice. Elle est une clé. Et le résultat de tout ce qui précède.

Danseur, Et que le vaste monde poursuive sa course folle l'ont déjà prouvé. Colum McCann est un magicien. Ses mots, ses phrases, leur rythme sont un ravissement. Ses histoires nous séduisent par leur originalité, nous envoûtent par leur intelligence. Ses structures n'ont rien à envier à celles des plus grands architectes. Transatlantic est un autre grand cru. Un voyage qui ravit le lecteur de l'âme jusqu'à l'intellect.

Tout juste de retour de France après une longue tournée promotionnelle, Colum McCann a répondu par courriel aux questions de La Presse. Quand son horaire surchargé l'oblige à cela, il se fait un point d'honneur de ne pas donner dans le «couper/coller». Il s'agit d'un homme de parole. Nous la lui laissons.

Q : Comment ce livre est-il venu à vous?

R : Tout a commencé avec Douglass, mais dès le départ, je savais que je voulais amener le récit jusqu'à aujourd'hui. Or la meilleure histoire irlandaise du XXe siècle est notre processus de paix. J'ai donc choisi Mitchell comme «personnage». Alcock et Brown ont naturellement trouvé leur place entre les deux. Il y avait là un début de structure. Je voulais aussi donner la parole à des femmes. Lily est apparue dans des escaliers et elle n'est plus partie. Je déteste ce genre de merde un peu mystique, mais c'est vrai, elle s'est montrée pendant que j'écrivais Douglass, alors que je n'étais pas encore trop sûr de la direction que prendrait le roman. Mais elle me semblait intéressante et quand est venu le moment de raconter son histoire, beaucoup plus tard, elle était complètement formée dans mon esprit. C'est elle qui m'a ensuite présenté sa fille et sa petite-fille.

Q : Vos structures sont élégantes, sophistiquées. Vos récits, complexes et fouillés. Faites-vous un plan, cartographiez-vous vos idées et vos histoires avant de plonger?

R : Moi, sophistiqué? Vous plaisantez! Mais on peut dire que, d'une certaine manière, je travaille comme un danseur. Je tente d'arriver à une apparence de facilité. Le résultat doit sembler aisé, élégant, sophistiqué alors qu'en réalité, on a saigné, on a la gueule de bois, notre fille pique une crise, il n'y a plus d'encre dans le stylo, le papier est coincé dans l'imprimante, rien ne va plus. Mais cela ne doit pas transpirer pour le lecteur. C'est l'art - et le mensonge élégant - de l'écrivain. Pour ce qui est de la structure, en quelque sorte, elle se trouve elle-même. Il faut par contre beaucoup de temps pour en arriver là. Quant à planifier, cartographier mes idées, mes histoires, jamais. Je me sens comme un aventurier quand je commence un roman. Je ne sais pas où je vais.

Q : La première partie de Transatlantic se penche sur des figures historiques. La deuxième, sur des personnages de fiction. Ce n'est certainement pas sans raison...

R : Je voulais, par ce roman, examiner les notions de réel et d'imaginaire. Y a-t-il une différence entre les deux? Ce qui est imaginé peut-il être considéré comme réel? Et de quelle manière construisons-nous des fictions autour de figures historiques? Qui possède l'histoire? Qui a le droit de la raconter? Ce sont des questions importantes pour moi. Alors, oui, la première partie de Transatlantic est historique; la deuxième, fictive. Mais à la fin, elles se mêlent et se questionnent l'une l'autre. Le journalisme est la narration dans le moment présent. L'histoire est la narration du passé. La fiction vit à la fois dans le passé et le présent, et elle vivra peut-être même dans l'avenir aussi. C'est le rêve - que les livres durent. Et c'est pourquoi j'écris de la fiction.

Q : Vous avez écrit sur Rudolph Nureyev (Danseur) et le funambule Philippe Petit (Et que le vaste monde...). Ici, Douglass, Mitchell, etc. Mais vos personnages féminins demeurent fictifs. Est-ce parce que les femmes sont plus rares dans les livres d'histoire ou parce que vous préférez... «créer» vos femmes?

R : Ah, excellente question! Si j'avais changé mes narrateurs pour des narratrices, j'aurais pris Mary Robinson, Maud Gonne et Mairead Corrigan. Mais je pense que vous avez vu juste, je préfère créer mes femmes. Quelle façon formidable de le dire!

Q : Vous vous ajoutez un autre défi en variant les points de vue narratifs. Pourquoi? Et comment faites-vous pour garder cela fluide, naturel et limpide?

R : Je me rends fou. Mais, sérieusement, j'adore écrire en utilisant ainsi plusieurs «voix». Pour moi, c'est comme embrasser la nécessité de polyphonie ou la symphonie de notre monde. «Plus jamais une histoire ne sera racontée comme si elle était la seule», a dit John Berger. La capacité de voir à partir d'une variété d'angles est cruciale pour l'expérience moderne. En ce qui concerne Transatlantic en particulier, ç'a été un livre extrêmement difficile à écrire. Mais je déteste entendre les écrivains se plaindre. C'est mon travail. Et ma responsabilité de faire que le résultat semble facile.

Q : Quand et où écrivez-vous?

R : Ces temps-ci, je suis en tournée de promotion. J'essaie bien d'écrire ici et là, mais sans trop de succès. En général, j'écris le matin, très tôt, avant que le monde ne commence à me polluer!

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Transatlantic, Colum McCann, Belfond, 374 pages.