Euchariste Moisan, cet homme de peu de mots, attaché à la terre, figure tragique de la littérature québécoise créée par Ringuet dans Trente arpents, a inspiré à Denys Arcand un monologue parfaitement respectueux du roman. Une première incursion inattendue du côté de la littérature pour le cinéaste, lui-même surpris par l'expérience.

N'eût été son ami, le comédien Michel Forget, Denys Arcand n'aurait peut-être jamais lu Trente arpents de Ringuet (Philippe Panneton de son vrai nom). Ce n'est donc pas une lecture de jeunesse pour le cinéaste, qui connaît bien ses classiques québécois. «Je ne sais pas pour quelle raison je n'avais pas lu Trente arpents, confie Denys Arcand. Ça ne m'intéressait pas, juste le titre me paraissait ennuyeux, comme un de ces romans qui font l'apologie du retour à la terre. Mais quand je l'ai lu, j'ai vraiment eu un choc. C'est un grand roman. Il y a cinq ou six romans fondateurs de notre littérature, Un homme et son péché, Le survenant, Les Plouffe, Bonheur d'occasion, et celui-là, c'est le plus mal aimé. Mais c'est celui qui me parle le plus, à moi.»

Dans ce roman, d'une noirceur absolue, il reconnaît les moeurs des petits villages, comme celui où il a grandi à Deschambault. «Je sens une vérité dans ce livre, c'est rigoureusement authentique. Les chicanes de clôtures, c'était fréquent. Le notaire qui s'enfuit avec l'argent aussi. Les banques faisaient faillite, les dirigeants se sauvaient avec l'argent et les gens perdaient tout! Un des grands arguments de M. Desjardins pour les caisses populaires, c'était que la communauté puisse contrôler son argent. Il y a dans le roman de Ringuet une réalité sociale extrêmement dramatique, il ne fait pas un portrait noir pour le plaisir.»

Trente arpents raconte, en quatre saisons, comme une métaphore de la vie, la lente déchéance d'Euchariste Moisan, qui finira dépossédé de tout. De sa terre pour laquelle il avait une abnégation totale, de son argent volé par un notaire sans scrupule, d'une occasion en or dont a profité son voisin qu'il déteste, de ses enfants qui choisissent une vie en ville ou l'exil aux États-Unis, là ou l'on travaille sans se tuer sur la terre, jusqu'à son héritage culturel puisque ses petits-enfants lui parlent en anglais. Pour Denys Arcand, qui a écrit la quatrième de couverture de la réédition chez Bibliothèque québécoise, Trente arpents est une «oeuvre implacable», comparable au Maître et serviteur de Tolstoï. «De tous nos meilleurs romans, écrit-il, c'est le moins lu. Pourtant, on pourrait facilement dire que c'est le plus grand.»

La menace constante d'une disparition du peuple canadien-français n'a peut-être jamais été décrite de façon aussi absolue. «C'est terrifiant, admet Denys Arcand. Mais le destin du Québec a toujours été très étonnant. Normalement, en 1763, si on regardait ça, on se disait que dans une génération, les Canadiens français auraient disparu. Même chose pendant l'exode aux États-Unis. Eh bien non, ils sont encore là, ça continue. Il y a comme une sorte de miracle québécois, mais qui est toujours horriblement menacé. C'est toujours d'actualité et c'est ça qui est absolument affolant. Comme un écureuil dans une cage, on ne peut pas sortir, on pédale et on n'avance jamais... [rires]. Un peuple conquis, c'est ça, le grand problème. Nous étions faits pour être français. Mais nous ne le sommes pas. Nous n'avons pas pu l'être. Dans une mer anglophone, ça va toujours être là. Peut-être qu'on n'en sortira jamais.»

Du roman au monologue

Le cinéaste s'est lancé un défi d'écriture en reprenant l'idée d'une adaptation proposée par Michel Forget pour le théâtre, la télé ou le cinéma. «La seule idée qui m'est venue est un monologue, probablement à cause de la fin du roman, où Euchariste est veilleur de nuit. S'il y a quelque chose de propice à la réflexion, à raconter sa vie, c'est bien veilleur de nuit. Euchariste est complètement seul dans son garage en Nouvelle-Angleterre. J'ai pris le roman page par page, et quand il y avait des dialogues, je les ai gardés. Ce que j'ai surtout écrit dans la vie, ce sont des dialogues, c'est la seule chose que je sais faire. J'ai essayé de retrouver cette voix-là, cette musicalité.»

De fait, lorsqu'on lit l'un à la suite de l'autre Trente arpents et Euchariste Moisan, on ne ressent aucune rupture de ton, c'est le parfait résumé, d'un point de vue intime, du roman. «J'aimais beaucoup l'oeuvre, je la considère comme parfaite, alors je ne voulais pas la trahir. Mon but était d'être fidèle à l'oeuvre, mais de la transposer dans quelque chose d'uniquement verbal, qui peut se raconter. Peut-être qu'un metteur en scène ou un comédien s'intéressera à cela.»

Impossible de ne pas demander au cinéaste, qui s'est toujours penché sur nos réalités, par le documentaire ou la fiction, si Trente arpents ferait un bon film. «Je ne vais pas me faire d'amis en disant cela, mais pour moi, adapter un roman à l'écran, c'est trahir la littérature et trahir le cinéma. La littérature est faite de mots; le cinéma, d'images. Souvent, les gens qui font ça ne font que chercher une histoire, une trame dans un roman. Mais souvent, la trame, c'est ce qu'il y a de plus pauvre dans un roman! Madame Bovary, c'est un fait divers, qui pourrait faire un téléroman complètement braillard et raté. Ce qui fait la grandeur de ce roman, c'est Flaubert.»

En revanche, il est convaincu d'une chose: il faut lire Ringuet. Plus encore, il faut lire nos classiques. «C'est obligatoire, point! Même pas de question à se poser! À part les qualités littéraires évidentes du roman, c'est une tranche de notre passé. Et il faut savoir d'où on vient dans la vie. Si on ne sait pas d'où on vient, on ne sait pas qui on est. Si on ne sait pas qui on est, on ne peut rien faire dans la vie. Ceux qui ne connaissent pas l'histoire se condamnent à la répéter.»

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Euchariste Moisan. Denys Arcand. Leméac, 79 pages.