Depuis Comment parler des livres que l'on n'a pas lus?, qui l'a fait connaître d'un plus large public en 2007, Pierre Bayard nous a habitués à ses essais aux titres interrogatifs en apparence absurdes (Et si les oeuvres changeaient d'auteurs?, Comment améliorer les oeuvres ratées?), mais dans lesquels il fait l'étonnante démonstration de certaines théories littéraires. Nous pensons chaque fois lire une sorte de canular, nous terminons la lecture toujours plus intelligents...

Cette fois, Bayard se montre plus grave avec Aurais-je été résistant ou bourreau?. Question délicate qui remue des émotions troubles, particulièrement en France, où la littérature ne cesse de s'attarder à la Deuxième Guerre mondiale.

C'est peut-être l'essai où Bayard se dévoile le plus, en imaginant ce qu'il aurait pu être s'il était né à la même époque que son père. Pour l'essayiste, le «devenir-résistant» est plus singulier que le «devenir-bourreau». Et pour le penser, il adopte la notion de «personnalité potentielle». «Je propose en effet de considérer que l'être humain ne se compose pas exclusivement de ce qu'il est dans le contexte historique et géographique où il est né, mais qu'il comprend également ce qu'il aurait pu être s'il s'était trouvé dans une situation différente, et en particulier dans une situation de crise violente, la plus à même de révéler, en portant à ses limites, ce qu'il est véritablement.»

En fait, quantité d'études ont été faites sur le «devenir-bourreau», tandis que la psyché du résistant, plus surprenante, demeure confinée à un idéal héroïque. Et pourtant, cette résistance peut se manifester de la part de gens dont on n'imaginait une telle «potentialité». Il donne l'exemple de Daniel Cordier, adepte de Maurras, antisémite, royaliste, qui, refusant la défaite, ira par nationalisme rejoindre de Gaulle en Angleterre, croyant y trouver Maurras pour découvrir que celui-ci est aux côtés de Pétain...

Bayard s'attarde à ces «bifurcations» imprévues qui décident des destins individuels. Mais il excelle surtout dans la description de cette espèce de neutralité bien plus commune que l'implication franche du bourreau ou du résistant, et dans laquelle il se voit spontanément. Hostile à l'Allemagne et à Vichy, certes, mais plus préoccupé par ses études et son avenir.

Quel est alors le point de bascule? Ce moment où l'indignation est trop forte pour rester les bras croisés? Bayard cite l'exemple de Romain Gary. «Gary n'a pas de rancune envers les Français qui ont accepté l'armistice et dit comprendre ceux qui ont refusé de suivre de Gaulle. Il va même plus loin en reconnaissant qu'ils «avaient raison», ce qui, précisément, aurait dû les mettre en garde. Cette raison, qui les a égarés, tenait à leur sagesse, leur culture, leur goût des humanités, toutes qualités qui rendent pessimiste sur la condition humaine et ne prédisposent pas à s'engager dans une aventure incertaine.»

C'est que pour devenir résistant, explique Bayard, il faut en quelque sorte un peu d'irrationnel. Une «forme de contrainte intérieure» à laquelle on ne peut résister, voire une «forme de narcissisme» - ce qui va tout à fait avec Gary. Un plus fort sentiment d'empathie pour l'Autre qui expliquerait beaucoup d'actes de bravoure anonymes, et qui sont anonymes précisément parce que les gens n'y voient aucun héroïsme puisqu'ils ne «pouvaient faire autrement». Peut-être même une forme de foi à laquelle on ne peut se soustraire tant cela causerait une grande souffrance.

La guerre provoque un renversement des valeurs, mais l'obéissance à la norme demeure souvent. Il «pèse sur nous un faisceau de raisons qui nous conduisent à ne rien faire», écrit Bayard. Au premier rang, la peur. Le mystère est qu'elle touche aussi les résistants, sans pour autant les paralyser dans leurs actions, comme Hans et Sophie Scholl. Pourquoi? C'est là que Bayard retrouve la littérature. La peur masque aussi un «défaut de créativité», car la créativité permet d'ouvrir des «possibles» dans une situation qui semble fermée. «Mais cette ouverture des possibles ne peut conduire à rien si le sujet n'est pas prêt à rompre avec soi et à s'extraire du cadre qu'il constitue pour lui-même. Cet abandon prend le plus souvent la forme d'un risque vital, mais il implique surtout d'être capable de perdre quelque chose de ce que l'on est et de ce à quoi l'on tient. Cette création n'est donc pas seulement l'invention d'une action sans modèle, elle est aussi, pour une part, une ré-invention de soi.» Bref, résister est une capacité de penser «hors de la boîte», aussi de notre propre boîte, c'est un travail de création, qui, pour cette raison, aura toujours une grande part de mystère.

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Aurais-je été résistant ou bourreau? Pierre Bayard. Les éditions de Minuit, 158 pages.