Le regretté Anthony Bourdain aurait lancé la semaine dernière un roman graphique, qu'il a scénarisé avec son ami Joel Rose. Hungry Ghosts, un album d'horreur gore inspiré de légendes japonaises, a été achevé deux jours avant le suicide de l'animateur de Parts Unknown. La Presse a pu parler à son coauteur.

Une passion pour la BD

On connaît Anthony Bourdain le chef new-yorkais, l'auteur de Kitchen Confidential, l'animateur vedette des émissions No Reservations et Parts Unknown, mais moins le passionné de bédé... Pourtant, cette passion s'est exprimée tôt dans son parcours. Au début des années 80, Bourdain a proposé un projet de bédé à Joel Rose, qui dirigeait un magazine underground. L'auteur de Kill The Poor se rappelle ce premier contact avec lui. «Il portait ses habits de chef et il était probablement dans le quartier pour acheter de l'héroïne, se souvient l'auteur âgé de 70 ans au cours d'une entrevue téléphonique. On s'est parlé pendant une heure dans ma cuisine. J'ai fini par lui dire que ses dessins étaient nuls, mais que son scénario était plutôt bien foutu.»

L'aventure de Get Jiro!

Cette histoire a marqué le début d'une longue amitié entre les deux hommes. «Anthony écrivait bien, mais il manquait de confiance et il ne connaissait personne dans le milieu.» Les encouragements de Joel Rose ont fait leur effet. Des nouvelles et des livres se sont succédé: Feo, Typhoid Mary, A Cook's Tour ou Kitchen Confidential. En 2012, Rose et Bourdain ont publié leur premier album graphique, Get Jiro!, inspiré du film japonais Yojimbo. «C'est l'histoire d'un chef japonais qui doit choisir son camp entre deux écoles culinaires qui règnent en parrains mafieux sur L.A., résume Joel Rose. On n'avait aucune attente, juste le plaisir de travailler ensemble, et on s'est retrouvés sur la liste des best-sellers du New York Times

Kaidan

L'idée de Hungry Ghosts vient d'Anthony Bourdain, qui a fait plusieurs voyages au Japon. «Il était très intéressé par la culture japonaise et ses légendes et il lisait un tas de trucs là-dessus», nous dit Joel Rose. Le point de départ: les kaidan, ou «histoires de fantômes». À l'époque des samouraïs, le jeu consistait à allumer 100 chandelles. Chaque participant devait raconter une histoire de fantômes ou d'esprits. Après chaque récit, l'orateur éteignait une bougie. Plus il faisait noir, plus les histoires étaient terrifiantes. Hungry Ghosts, c'est précisément ce «jeu des 100 chandelles» avec huit courtes histoires illustrées par autant de dessinateurs - dont les réputés Paul Pope, Vanesa Del Rey, Leonardo Manco ou Alberto Ponticelli. L'album se conclut par cinq recettes proposées par Bourdain!

Des thèmes chers à Bourdain

Parmi les thèmes abordés crûment dans ces légendes existantes: l'avidité et la gloutonnerie. «On voulait qu'il y ait un lien avec la cuisine et la bouffe, donc on a fait nos choix en conséquence, nous dit Joel Rose. Mais Anthony voulait aussi qu'il y ait un message dans chaque histoire. L'avidité et la gloutonnerie, par exemple, ce sont des traits qu'il méprisait. Dans d'autres histoires, comme dans The Snow Woman ou The Pirates [où une femme se venge de ses agresseurs en leur arrachant les couilles!], on a abordé les thèmes de la trahison et du viol, des questions qui le préoccupaient bien avant la dénonciation d'Asia Argento [sa compagne qui a accusé Harvey Weinstein d'agression sexuelle].»

Image fournie par Dark Horse Comics

Hungry Ghosts. Avec Kaidan.

Un lancement difficile

Pour Joel Rose, auteur et éditeur pour DC Comics, mais aussi l'un des auteurs de la populaire série Miami Vice, ce lancement sans Tony est vraiment «nul». «C'était un de mes meilleurs amis. Quand on perd quelqu'un dans un contexte aussi dramatique, on se pose beaucoup de questions sur ce qu'on aurait dû capter comme signal, on n'y échappe pas et il n'y a rien de bon là-dedans...» Deux jours après avoir bouclé l'album, Bourdain s'est suicidé. «Vous savez, c'était un homme bon et généreux. On a besoin de gens comme lui, surtout quand on voit tout ce qui se passe dans le monde aujourd'hui. Anthony, c'était quelqu'un qui s'intéressait aux autres, à leurs points de vue, à leurs différences.»

Un attachement à Montréal

Né à Los Angeles, Joel Rose a vécu trois ans à Montréal de 1977 à 1980. C'est une histoire d'amour avec la Française Catherine Texier, rencontrée à Hollywood, qui l'a mené ici - l'auteure de Profession prostituée avait choisi de s'établir au Québec. La fille aînée du couple, Céline, est même née ici, rue Rachel, angle Saint-Denis. Son autre fille a étudié plus tard à l'Université McGill. L'auteur et journaliste américain fréquentait alors la classe artistique québécoise, dont Denise Boucher et Pauline Julien. «J'ai adoré Montréal, nous dit Joel Rose, nostalgique. J'ai bien sûr essayé d'apprendre le français, mais c'était difficile pour moi. Par contre, mon nom passait bien chez vous!»

La version française Fantômes affamés sera disponible prochainement.

Photo Francesco Francavilla

Portrait d'Anthony Bourdain