Les chicanes du Goncourt sont devenues pratiquement une tradition, et on n'y a pas échappé en 2018 lorsque les jurés du prix ont écarté de leur sélection Le lambeau de Philippe Lançon, pourtant salué unanimement par la critique. De fait, on a davantage parlé de l'absence de Lançon de la liste que des finalistes, et même du lauréat (Nicolas Mathieu pour Leurs enfants après eux).

Récompensé finalement par le prix Femina et un prix spécial du jury du Renaudot, Le lambeau a été désigné comme le livre de l'année en France par le magazine Lire.

Mais ce ne sont pas les prix et les chicanes qui entourent ce livre. Ce qui enrobe ce livre, et qui est au coeur de son écriture, c'est la souffrance. La douleur sourde d'une société aussi brisée que la gueule cassée de Philippe Lançon, survivant de l'attaque à Charlie Hebdo le 7 janvier 2015, qui raconte ce drame qui a coupé sa vie en deux, mais surtout la lente reconstruction de son corps et de sa mémoire.

Oh, bien sûr, tout le monde s'est précipité sur ce livre pour lire le récit de l'attaque à Charlie. Et là-dessus, Lançon va au-delà des attentes.

Nous sommes là, avec lui, dans la salle de rédaction, avec les collègues Cabu, Charb, Tignous, Wolinski... ça discute avec animation du dernier Houellebecq, Soumission, qui attaque «tout ce pour quoi Charlie avait lutté dans les années soixante-dix», mais ils défendent l'oeuvre du romancier. 

Lançon propose une réflexion profonde sur ce qu'était alors devenu Charlie Hebdo, sous surveillance policière depuis l'affaire des caricatures de Mahomet, aux graves conséquences. «La plupart des journaux, et même certains notables du dessin, se désolidarisèrent d'un hebdomadaire satirique qui publiait ces caricatures au nom de la liberté d'expression. Les uns, par souci affiché du bon goût; les autres, parce qu'il ne fallait pas désespérer le Billancourt musulman. On se serait cru tantôt dans un salon de thé, tantôt dans la réplique d'une cellule stalinienne. Cette absence de solidarité n'était pas seulement une honte professionnelle, morale. Elle a contribué à faire de Charlie, en l'isolant, en le désignant, la cible des islamistes.»

L'horreur

Puis l'horreur arrive. Et Lançon traduit ses images traumatiques de telle façon que depuis, on ne peut évoquer cette attaque sans penser aux descriptions de l'écrivain.

On n'en est alors qu'au tiers du livre. Tout le reste est le récit très détaillé - chirurgical, pourrait-on dire sans rire - du calvaire physique et psychologique de Lançon, dont la mâchoire a été arrachée par une balle, et rien ne nous est épargné. Les cauchemars récurrents. Le désespoir par moments. La peur, constante. La peine des bien-portants qui l'entourent. Le travail héroïque des chirurgiens auprès de patients comme lui (à la différence qu'ils n'ont pas de protection policière). Inlassablement, entre deux interventions médicales, il relit le passage de la mort de la grand-mère de Proust, si bien qu'on se sent obligé d'aller le relire nous-mêmes. Quand ça se termine sur les attentats du 13 novembre 2015 à Paris, nous avons l'impression d'avoir traversé tant d'épreuves et d'angoisses avec lui qu'on se sent aussi fragilisé qu'il peut l'être, quand il comprend que, même à New York où il est, il ne se sentira jamais en sécurité et ne pourra rien oublier.

Dire platement du Lambeau qu'il s'agit d'un livre sur la résilience et le courage (comme il s'en écrit tant, d'ailleurs) ne lui rendrait pas justice, car ce n'est pas de ça qu'il est question, au fond.

Lançon se questionne sur «ce sortilège toujours plus ou moins honteux d'écrire». «En quoi l'imagination était-elle différente du souvenir? En quoi lui était-elle liée? Était-ce parce que j'avais tant de problèmes avec mes souvenirs que j'avais si peu d'imagination, et un accès devenu si faible à la fiction? Ou bien étais-je entré dans une fiction si intense qu'il me devenait impossible d'entrer dans l'imagination des autres?»

Pour tout dire, c'est de notre tête maintenant qu'il est impossible de sortir Le lambeau de Philippe Lançon. Le livre français de l'année? Bien sûr.

Le lambeau. Philippe Lançon. Gallimard. 512 pages.

Image fournie par Gallimard

Le lambeau, de Philippe Lançon