En lisant Les sentimentalistes, récit marqué par les fantômes de la guerre qui relate la transmission d'un lourd secret d'un père vieillissant à sa fille dévouée, on a l'impression d'avoir affaire à une auteure d'âge mûr. Quel étonnement, donc, de se retrouver en face de Johanna Skibsrud, doctorante en littérature de 31 ans originaire de la Nouvelle-Écosse qui, à pareille date l'année dernière, est devenue la plus jeune auteure canadienne à décrocher le prix Giller.

Au café Bagel Etc. sur le boulevard Saint-Laurent, nous sommes entourées de jeunes gens au look vaguement bohème/artiste/anglo. Une faune dans laquelle Johanna Skibsrud se fond tout naturellement. «J'ai vécu plusieurs années à Montréal, j'ai un bac en littérature de Concordia», dit la grande blonde à l'allure romantique, avec ses bouclettes qui encadrent son visage angélique.

The Sentimentalists, tiré au départ à quelques centaines d'exemplaires par la petite maison d'édition Gaspereau, a connu un destin aussi inespéré qu'inattendu. Skibsrud a amorcé en 2003 l'écriture de l'histoire en grande partie autobiographique de Napoleon Haskell, vétéran du Vietnam qui, pendant la guerre, a vécu un traumatisme qui le hante pendant toute sa vie.

Avec le concours de ses filles, Napoleon quitte sa roulotte du Dakota du Nord pour s'installer dans une maison près d'un lac, dans une petite ville de l'Ontario. Le roman décrit le passage vers la sénilité du personnage, à travers une exploration des complexes sentiments qui unissent les membres d'une famille.

«J'ai d'abord écrit le livre dans le cadre de mon mémoire de maîtrise en création littéraire à Concordia», raconte Johanna Skibsrud qui, depuis, a vécu à Paris et en Corée, et terminé un doctorat en Études anglaises à l'Université de Montréal ayant comme sujet la poésie moderne.

Pendant ses années de bachelière, Johanna a passé un été à Flagstaff Lake, qui s'étend sur quatre cantons dans le nord du Maine. Cet endroit a inspiré Skibsrud pour le lieu de l'intrigue des Sentimentalistes. «J'aimais l'idée d'être entourée de l'histoire d'un lieu», évoque la jeune femme, dont le père, qui a combattu au Vietnam, a longtemps gardé sous silence un lourd secret. «À peu près à la même période, mon père m'a parlé de ses expériences à la guerre et j'ai voulu incorporer ces souvenirs dans mon histoire.»

Sept ans de jachère

Fana d'Humphrey Bogart, amoureux de poésie, mordu de mots croisés, Napoleon Haskell, tout comme le père (aujourd'hui décédé) de Johanna Skibsrud, a passé une partie de sa vie à Fargo, dans le Dakota-du-Nord.

Les liens entre la fiction et la réalité, confie la jeune auteure à la plume introspective, lente et poétique, se sont prolongés au-delà des pages des Sentimentalistes. «Au moment de la publication du roman aux États-Unis, plusieurs personnes m'ont contactée pour me dire que l'histoire de Napoleon ressemblait à leurs propres souvenirs de la guerre. Un homme m'a aussi envoyé une photo du Vietnam, qu'il avait conservée, qui ressemble à la collection de mon personnage.»

De 2003 à 2010, année de publication des Sentimentalistes, Johanna Skibsrud n'a pas touché à son manuscrit. Elle a voyagé, a publié quelques recueils de poésie, voyagé, vécu quelques mois à Paris, enseigné l'anglais, amorcé ses recherches doctorales...

À un journaliste qui, à quelques jours du dévoilement des prix Giller, lui a demandé ce qu'elle comptait faire avec les 50 000$ offerts au lauréat, elle a répondu qu'elle rembourserait son prêt étudiant et ferait le voyage en Transsibérien de Pékin à Moscou.

Et puis?

«Je me marie en mai et ce sera mon voyage de noces!», annonce la romancière qui vit désormais à Tucson, en Arizona. Pour celle qui vient de passer les derniers mois à voyager et faire la promotion d'un premier roman au parcours remarquable, l'avenir s'annonce prolifique et reluisant. Une vieille âme qui a toute la vie devant elle.

Les sentimentalistes

Johanna Skibsrud

Traduction de l'anglais par Hélène Rioux

Éditions XYZ, 243 pages