Frédéric Beigbeder a signé huit romans au cours des vingt dernières années, et pourtant, pas un seul n'évoquait le passé. Un séjour en prison de 36 heures après une arrestation pour consommation de cocaïne sur le capot d'une Chrysler lui a fait réaliser qu'il était grand temps qu'il soigne son amnésie. Le résultat est Un roman français, paru il y a un mois à Paris dans une forte odeur de controverse.

Quelle étiquette lui donner? Enfant terrible des lettres françaises? Égoïste romantique? Dandy pessimiste? Hédoniste frimeur et narcissique? Bourgeois canaille et iconoclaste? Pendant que j'attends Frédéric Beigbeder dans le hall de l'hôtel Germain, où il vient de poser ses valises, je jongle avec les formules et les qualificatifs. Depuis le temps qu'il fait parler de lui dans la presse sérieuse comme dans la presse «pipole», on a collé sur le grand front de Frédéric Beigbeder toutes les étiquettes possibles et imaginables. Elles flottent encore dans l'air du temps, mais avec la parution d'un neuvième roman marqué par le sceau de la culpabilité et de la contrition, leur encre forte semble un brin délavée. Un roman français, une oeuvre hautement autobiographique, annonce en effet l'avènement d'un nouveau Beigbeder qui, à 44 ans, semble avoir décidé de se ressaisir et de transformer l'adolescent noceur en lui en adulte mature, responsable et vacciné. A-t-il changé autant que son roman le laisse entendre? C'est ce qu'on va voir.

Il arrive. Longue liane de plus de six pieds, corps filiforme, voix douce, bonnes manières, sourire engageant. Après m'avoir serré la main, il m'annonce qu'il a trop picolé la veille avec Kate Moss, son mec, Sean Lennon, et sa «nana canon», et que par conséquent il ne boira que... du vin blanc. Vous buvez encore?

«Évidemment, qu'est-ce que vous croyez?»

Il ne s'agit pas de ce que je crois, mais de ce que j'ai lu, notamment à la page 203 de son roman. Évoquant son frère Charles, titulaire de la Légion d'honneur, marié à la même femme depuis 30 ans, père de trois enfants, abonné à la messe du dimanche et bon ami de Sarkozy, Beigbeder écrit : «Mon frère monogame serait-il plus heureux que moi ? Je constate que la vertu et la foi semblent lui procurer plus de bonheur que mon hédonisme et mon matérialisme. Je jouis la nuit en prenant des airs supérieurs sans voir que je suis le plus bourgeois des deux.»

Le paragraphe me semble révélateur d'une aspiration à une vie plus saine et lucide, non ? Eh bien, non ! Malgré tout le bien que Beigbeder écrit au sujet de son frère, il ne changerait de place avec lui pour rien au monde.

«Je ne pense que je pourrais vivre la vie de mon frère. Et quand je mets en opposition sa Légion d'honneur avec ma garde à vue, le contraste entre nos vies ne m'afflige pas. Au contraire. Il me fait rigoler.»

La Légion d'honneur du grand frère et l'arrestation simultanée de son cadet ne sont en réalité qu'un prétexte pour permettre à Beigbeder de faire ce qu'il n'avait jamais osé faire auparavant : plonger dans son passé pour raconter une enfance riche, douce et dorée, ternie par le divorce de ses parents au début des années 70 alors qu'il avait 7 ans. Et en filigrane de cette enfance française, vécue entre «la bourgeoise excentrique de papa» et «la noblesse fauchée de maman», Beigbeder dessine le portrait d'une France qu'il décrit comme «un pays suicidé qui a réussi à perdre deux guerres en faisant semblant qu'il les avait gagnées et ensuite à perdre son empire colonial en faisant comme si cela ne changeait rien à son importance».

Coup de pub

Quand il écrit, Beigbeder est dur et cassant à l'égard de sa mère patrie. Dur et critique envers lui-même aussi. Mais en entrevue, tout devient plus flou, mou, sinueux, comme quelqu'un qui suit le courant et qui peut aussi bien dire tout et son contraire.

Cette souplesse extrême explique peut-être pourquoi Beigbeder a accepté que son éditeur retranche de son livre un passage particulièrement virulent où il réglait ses comptes avec Jean-Claude Marin, le procureur qui a sans raison prolongé sa garde à vue de 24 heures, le même procureur qui vient de traduire l'ex-premier ministre Dominique de Villepin en justice au sujet d'une campagne de dénigrement qu'il aurait orchestrée contre Nicolas Sarkozy.

«Me battre pour trois pages, je n'en voyais pas l'intérêt. Et puis, la façon dont j'ai reformulé les choses en écrivant que je n'avais malheureusement pas le droit d'écrire tout le bien que je pensais de Jean-Claude Marin est meilleure. Au lieu de donner dans la violence outrageante, j'ai préféré l'hypocrisie littéraire. Je pense que j'ai eu raison.»

Chose certaine, cette affaire de censure s'est avérée un formidable coup de pub pour le roman. Et comme la décision de couper le passage incriminant a été prise à la dernière minute alors que des exemplaires non censurés avaient déjà été envoyées aux médias - qui se sont empressés de publier le passage controversé -, Beigbeder a gagné sur tous les fronts.

Après des critiques pour la plupart favorables et des ventes qui ont vite grimpé et l'ont mis en tête des palmarès, la rumeur publique l'envoyait parmi les finalistes du prix Goncourt. Il n'en fut rien. Beigbeder ne s'est même pas rendu au premier tour. S'il est déçu, il ne le laisse pas voir et se rabat sur sa nomination au prix Renaudot.

«Vous savez, les prix servent surtout à révéler les jeunes talents qui en ont besoin plus que moi. Moi, je suis connu et je n'ai aucune difficulté à vendre mes livres, alors que je sois en nomination ou non pour le Goncourt, ça ne change pas grand-chose pour moi.»

Rappel à l'ordre

Plus je l'écoute et plus j'ai l'impression que le Beigbeder nouveau est en réalité le même vieux Beigbeder, mais un peu plus calme et un peu mieux dans sa peau qu'avant.

Il confirme qu'il se sent effectivement mieux dans sa peau et que tout compte fait, son séjour en prison lui été, d'une certaine manière, bénéfique. Enfin, il ne le dit pas aussi clairement, mais il admet que l'idée d'aller sniffer de la cocaïne sur le capot d'une Chrysler était à la fois un geste d'ado attardé, mais aussi une sorte d'appel.

«Je crois que j'avais envie qu'on me dise : grandis un peu, mon garçon. Envie de me faire rappeler à l'ordre. Ça tombait bien puisque l'État français est un État foncièrement paternaliste qui cherche à vous protéger de vous-même. Comme je l'ai écrit, la grande différence entre la génération de mes parents et la mienne, c'est que dans leur jeunesse, les libertés augmentaient. Durant la mienne, elles n'ont fait que diminuer.»

Son bref séjour en prison, qui s'est soldé par une amende et une injonction thérapeutique l'obligeant à consulter une psy, a fait de lui, temporairement du moins, un ardent détracteur des prisons françaises qu'il décrit comme moyenâgeuses, inhumaines et dégradantes, surtout le Dépôt où il a été enfermé. Étrangement, depuis la parution de son roman, certaines cellules du Dépôt ont été rénovées et pourvues de toilettes et de lits. Coïncidence ? Il ne saurait le dire.

Farouchement anti-Sarkozy même si Carla Bruni fut autrefois une amie, il a tout de même assisté à la remise de la Légion d'honneur à son frère par le président, quelques jours seulement après sa garde à vue. Il n'a pas profité de l'occasion pour se plaindre à Sarko de sa détention. Il ne lui a d'ailleurs pas serré la main. Il s'est contenté de rester en retrait dans la salle des Fêtes à l'Élysée, puis, se tournant vers une fenêtre embuée par le froid, il y a tracé un grand A pour Anarchie. Ce geste rebelle et romanesque est consigné dans son roman. Comme l'est tout ce qu'il raconte, preuve qu'il n'y a pas de nouveau Beigbeder : seulement un écrivain qui semble vivre pour mieux pouvoir raconter sa vie.