Sombre est la nuit, sombre est l'humeur d'August Brill, le septuagénaire insomniaque de Seul dans le noir, le nouveau roman de Paul Auster. Un roman fort, il faut le dire, qui remet en question la notion de responsabilité de l'Homme au coeur du désordre, qu'il soit politique ou intime.

Brill, critique littéraire à la retraite hébergé chez sa fille, se réfugie dans des récits créés de toutes pièces pour ne pas avoir à affronter les troubles de la culpabilité. Déchiré entre le remords d'avoir brisé le coeur de son épouse aujourd'hui décédée et celui de faire passivement partie d'un monde qui répète inlassablement les mêmes guerres d'occupation, le vieillard s'échappe dans des fictions qu'il construit comme autant de châteaux de braises où la réalité finit toujours par résonner en échos douloureux. Ainsi, l'homme fantasque s'invente une Amérique qui n'aurait pas connu le 11 septembre mais qui agonise néanmoins sous les assauts d'une guerre civile. Dans le miroir déformant de son imagination, le sang de la guerre ne parvient pas à disparaître, il coule tout simplement sur les terres yankees en lieu et place du sol irakien.

 

Auster brosse ici le tableau terrifiant d'une Amérique hors d'haleine et pourtant rattrapée par ses démons en accumulant habilement les mises en abîmes. Les protagonistes nés de l'esprit apeuré du vieil homme fuient eux-mêmes, dans le rêve ou dans un brouillard qui n'est jamais assez épais pour masquer l'horreur. La prise de conscience y est un supplice toujours renouvelé, alors que l'évasion que souhaite Brill demeure impossible malgré ses fabrications d'histoires, son assimilation boulimique de films en compagnie de sa petite-fille ou encore son déchiffrage des biographies familiales. Ce sont ici les mouches d'Électre qui bourdonnent aux oreilles, sans espoir d'absolution, entre les bombes. Ne pas se dérober demande ici d'ouvrir les yeux sur le massacre, de prendre à bras-le-corps sa frayeur devant les images de ces mises à mort en direct. Le voyeurisme élevé au rang de devoir civil.

Auster ne se contente pourtant pas de parler de politique et c'est peut-être là que le roman perd un peu de sa redoutable efficacité. Sous sa plume, l'Homme est aussi territoire bombardé, conquis. Divorces, tromperies, rejets, tout autant de combats laissant leurs marques. Le champ lexical de guerre s'adapte bien sûr aux relations humaines, mais l'allégorie fonctionne plus ou moins, si ce n'est lorsque l'auteur s'interroge sur les limites de la responsabilité. Les deux volets se rencontrent alors pour prouver par l'absurde que la question se mord la queue, que le hasard (destin?) vient parfois tout compromettre.

Nous sommes donc bien chez Auster, pas de doute. On y retrouve d'ailleurs la ville de New York deux fois plutôt qu'une, ville endormie dans les souvenirs d'un vieil homme et ville fantasmée, centre névralgique d'une nouvelle guerre de Sécession qui en reflète une autre, celle de George W. Bush. Et pourtant, «ce monde étrange continue de tourner», se plaît à répéter Auster, en clin d'oeil peut-être, pour la suite du monde.

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Seul dans le noir

Paul Auster

Éditions Leméac 182 pages, 25,95$

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