Je les lis, je m’abreuve d’eux, ils sont mes collègues essayistes. Quels essais les ont marqués, quelles lectures les ont nourris ? Dans une grande générosité, ils ont répondu avec enthousiasme à mon appel. Sept penseurs et penseuses portent un éclairage sur leur table de chevet. Voici leurs suggestions.

Frédérique Bernier

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Frédérique Bernier

Elle déconstruit ses sujets de réflexion comme elle déconstruit l’âme de ses lecteurs.

« L’œuvre de l’anthropologue Nastassja Martin embrasse des enjeux collectifs majeurs à partir de l’expérience la plus intime, celle du corps altéré, explique Frédérique Bernier. Dans À l’est des rêves. Réponses even aux crises systémiques, Martin décrit le devenir d’une famille autochtone even, un peuple nomade, ayant décidé de se réinstaller, après la chute du régime soviétique, dans la forêt sauvage du Kamchatka. Le collectif réinvente un mode de vie à la fois ancien, parce que puisant dans les savoirs ancestraux, et inédit, parce qu’émanant des bouleversements politiques, économiques et environnementaux en cours. Il devient ce laboratoire d’où surgissent des pistes pour façonner ce rapport transformé au vivant qui est notre avenir. »

À l’est des rêves. Réponses even aux crises systémiques

À l’est des rêves. Réponses even aux crises systémiques

Éditions La découverte

296 pages

Jacques Beauchemin

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Jacques Beauchemin

Il est à l’origine du renouveau conservateur québécois, mais est plus modéré que certains de ses élèves (Mathieu Bock-Côté à leur tête).

« Les individus vivent leurs relations mutuelles à travers des valeurs comme le devoir, la sollicitude, le respect, etc., souligne Jacques Beauchemin. Mais la société est-elle absente de ce qui semble ne concerner que les relations de un à un ? Soi-même comme un autre propose une réponse. Ricœur écrit que l’essence de l’éthique réside dans « le désir de vivre bien avec et pour les autres dans des institutions justes ». Il s’agit donc d’articuler le rapport éthique qui s’établit entre les individus au rôle de sanction joué par les institutions sociales. Les « institutions justes » sont essentielles dans cette approche : c’est à travers elles que la relation intersubjective peut se projeter en une éthique collective. »

Soi-même comme un autre

Soi-même comme un autre

Du Seuil

448 pages

Mathieu Bélisle

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Mathieu Bélisle

Auteur et professeur, il est présentement le meilleur candidat pour devenir le Serge Bouchard de demain.

« Lire Anders : un des évènements majeurs de ma vie d’écrivain, affirme Mathieu Bélisle. Chez cet intellectuel, l’euphorie suscitée par les avancées modernes fait place à une lucidité inquiète : les développements technologiques placent l’humanité devant une possibilité inouïe, celle de sa propre disparition. Critique féroce du fascisme, Anders se demande si l’avènement de la société des loisirs, promesse-phare du capitalisme, ne cache pas une volonté d’asservissement, si le temps “libre” n’est pas rempli par des formes déguisées de travail. Située entre littérature et philosophie, son œuvre refuse moins le changement qu’elle ne l’interroge, plaidant pour que le monde ne change pas sans nous. »

L’obsolescence de l’homme (tomes 1 et 2)

L’obsolescence de l’homme (tomes 1 et 2)

Ivrea/Fario

Philippe Néméh-Nombré

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

Philippe Néméh-Nombré

Il réfléchit aux identités métissées et à leurs promesses de nouveauté pour le Québec.

« Hartman explore la promesse que chuchote l’archive de la violence – les promesses dont la texture se révèle lorsque s’épuisent, au bout de leur capture, les archives de la violence. Philadelphie, New York, le début du XXsiècle et de jeunes femmes noires qui fabriquent ce qui pourrait être autrement, en travers de l’oppression. À partir d’un impressionnant travail archivistique, Hartman écrit l’interruption, écrit dans l’interruption, avec elle : ces imaginations et pratiques radicales, érotiques, ordinaires. Sur le coin d’une rue, dans une chambre, au cabaret. Ce qui ne peut pas se raconter se raconte dans la beauté. »

Wayward Lives, Beautiful Experiments: Intimate Histories of Riotous Black Girls, Troublesome Women, and Queer Radicals 

Wayward Lives, Beautiful Experiments: Intimate Histories of Riotous Black Girls, Troublesome Women, and Queer Radicals 

W. W. Norton

441 pages

Mélikah Abdelmoumen

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

Mélikah Abdelmoumen

Elle a mis un point final au débat sur l’appropriation culturelle au Québec dans son livre Baldwin, Styron et moi.

« Edward W. Said, grand intellectuel palestino-américain, relit ici les classiques de la littérature occidentale depuis sa propre position de “frontalier”, mais sans pour autant oublier le contexte dans lequel ils ont été écrits, indique Melikah Abdelmoumen. Il ne s’agit pas de nier qu’à leur façon, en leur temps, ces auteurs et autrices ont contribué à l’avènement d’un monde plus juste, mais de considérer avec un regard conscient de l’impérialisme et de ses effets leur manière de penser leur monde, de l’habiter et de l’écrire en tant qu’êtres à la fois d’exception, et bien de leur temps, de leur lieu. »

Culture et impérialisme

Culture et impérialisme

Fayard

560 pages

Mustapha Fahmi

PHOTO FOURNIE PAR MUSTAPHA FAHMI

Mustapha Fahmi

Il réfléchit et vit dans l’élégance cultivée, comme vision du monde à part entière.

« Avec la “résonance”, Hartmut Rosa propose un nouveau concept pour remédier à “l’accélération” qui caractérise la société moderne, explique Mustapha Fahmi. La vitesse n’est pas forcément mauvaise ; elle le devient quand elle conduit à l’aliénation. Lorsque notre rapport aux personnes et aux choses qui nous importent perd son sens, nous plongeons dans l’aliénation, voire dans la dépression. La résonance est une manière d’entrer dans une nouvelle relation au monde. Pour y parvenir, il faut rendre au monde son altérité, son étrangeté et son indisponibilité. Un monde où tout se ressemble, où tout est familier et où tout est disponible est un monde où la résonance est une impossibilité. »

Résonance

Résonance

La découverte

490 pages

Valérie Lefebvre-Faucher

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Valérie Lefebvre-Faucher

Elle sonde les croisements entre liberté et pouvoir, dans les discours marginaux d’aujourd’hui.

« Souvent, quand la conversation coince ou qu’un conflit s’envenime, je retourne à l’essai Se défendre, d’Elsa Dorlin, lance Valérie Lefebvre-Faucher. Elle m’aide à penser. Dans ce livre, elle fait une histoire de la violence qui met en évidence l’accès inégal à la légitime défense. C’est époustouflant. Elle montre qu’on nous enseigne à accepter la violence des dominants et à craindre celle des dominés. Elle réfléchit à l’impératif de “protéger” comme dispositif de pouvoir, et aussi à la peur, qui n’est pas toujours reconnue. Un livre précieux pour toute personne qui s’intéresse à la justice et à la paix. »

Se défendre

Se défendre

La découverte

230 pages