Ouvrez grand et préparez-vous à prendre une immense bouchée...

Notre part de nuit n’est peut-être pas un livre qui se dévore à proprement parler – cette brique de 800 pages se mastique lentement, une bouchée à la fois –, mais une chose est sûre : ce roman signé par la romancière et journaliste argentine Mariana Enriquez (à qui on doit notamment le recueil de nouvelles Ce que nous avons perdu dans le feu) ne vous laissera pas sur votre faim.

Véritable fresque tentaculaire, épopée fantastico-gothique teintée d’horreur et d’occultisme, ce roman-fleuve (lauréat du prix Roman-Nouvelles-Récit hors Québec aux Prix des libraires 2022) est aussi une immersion dans l’histoire sociale et politique de l’Argentine, notamment durant l’horrible période de la dictature militaire, à la fin des années 1970. On y suit, à différentes époques, dans un ordre non chronologique, Juan, Rosario et leur fils Gaspar. Autour d’eux gravite une pléthore de personnages, liés de près ou de loin au destin de Gaspar, véritable personnage central et énigmatique de cette histoire aussi fascinante que déconcertante.

On rencontre Juan au début du livre, pendant qu’il traverse l’Argentine avec son jeune fils Gaspar après la mort suspecte de Rosario, une anthropologue qui s’est intéressée de près à la culture guaranie, une tribu autochtone de l’Amérique du Sud. Juan est prêt à tout pour épargner à son fils, qui semble avoir hérité de ses dons, le même destin que lui, soumis et enchaîné à jamais à l’Ordre. Médium à la santé fragile et au corps immense marqué de profondes cicatrices, Juan a été enlevé très jeune par cette société secrète qui traque les médiums partout sur la planète et vénère l’Obscurité, « un dieu avec des griffes qui vous traque et qui vous trouve », dira Mercedes, ignoble mère de Rosario. Cette dernière fait partie de la puissante famille Reyes Bradford, enrichie grâce à l’exploitation des travailleurs du maté en Argentine, et une des deux familles fondatrices du Culte de l’Ombre. Elles sont prêtes à commettre les pires atrocités afin d’accéder à l’immortalité grâce aux enseignements de l’Obscurité, qui se manifeste lors de sanglants rituels à travers un médium, marée noire qui avale tout – littéralement – sur son passage, coupant bras, doigts, croquant de sa bouche dévorante les disciples sacrifiés pour assouvir sa faim sans fin.

Livre de contrastes, divisé en longs chapitres d’intérêt parfois inégal, Notre part de nuit nous plonge dans la noirceur, du côté vil du cœur de l’homme où pustulent le sadisme, la violence, la quête aveugle du pouvoir. La dictature militaire et les milliers de disparus-fantômes laissés dans son sillage deviennent un alibi parfait pour les atrocités commises par l’Ordre, véritable microsociété semblant évoluer dans un espace-temps à part. Mais à travers cette incommensurable noirceur, il y a aussi l’amour inconditionnel que Juan porte à son fils, et le lien fort unissant Gaspar et ses amis, qui après avoir découvert un « Autre lieu », réalité parallèle parsemée d’os et de restes humains, prête à avaler ceux qui s’y aventurent, et peut-être la clé pour échapper aux griffes de l’Ordre, ne seront plus jamais les mêmes.

Peu à peu, l’autrice tisse sa toile, retourne dans le passé, fait des bonds en avant, place patiemment les pièces d’un casse-tête vertigineux où les secrets tapis dans l’ombre ne se révèlent jamais entièrement à la lumière. Jusqu’à la fin, Notre part de nuit reste empreint d’un insondable, abyssal mystère, à en donner des frissons – et, peut-être, des cauchemars. Un roman qui, une fois refermé, continuera de vous hanter longtemps.

Notre part de nuit

Notre part de nuit

Alto

816 pages

8/10