Politologue, Giuliano da Empoli enseigne à Science Po Paris et n’avait jusque-là signé que des essais politiques. Mais son premier roman, Le mage du Kremlin, a secoué le milieu littéraire au cours de la dernière année, remportant le Grand Prix du roman de l’Académie française cet automne, en plus de s’être retrouvé parmi les quatre finalistes du prix Goncourt. Nous l’avons rencontré lors de son passage au Salon du livre.

Vous avez été conseiller politique — notamment du président du Conseil italien Matteo Renzi — et avez écrit une douzaine d’essais à ce jour avant de vous lancer dans ce premier roman : pourquoi avoir choisi la fiction pour raconter les coulisses du pouvoir russe des 20 dernières années ?

J’ai d’abord écrit un essai qui s’appelait Les ingénieurs du chaos [paru en 2019] sur les nouvelles techniques de propagande ; et ce livre-ci est une sorte de spin-off fictionnel. J’ai préparé le roman comme si c’était un essai. D’ailleurs, la base est factuelle ; tous les faits qui sont racontés dans le roman sont réels. Toute la réalité russe est souvent tellement romanesque qu’il ne faut même pas faire un très grand effort d’imagination pour accéder à la fiction. Et puis j’avais envie d’aller au-delà des limites et des contraintes de l’essai pour faire un pas en plus et essayer d’imaginer un point de vue, de me projeter sur ces personnages, et c’est là que le roman a pris forme.

L’écriture vous a-t-elle posé un plus grand défi ?

Quand vous écrivez un essai, vous employez une partie de votre cerveau qui est assez bien définie, la partie plutôt rationnelle, et vous faites des démonstrations, mais c’est assez simple. Par contre, l’écriture d’un roman vous mobilise tout entier : votre expérience, vos sentiments, vos passions, votre rationalité, aussi, évidemment. Et quand on est habitué à écrire des essais, se libérer et accéder à cette autre dimension, c’est un défi — et j’avais très envie de me confronter à ce défi. Mais je n’avais pas l’intention, en écrivant ce livre, d’amorcer une carrière de romancier ; j’avais envie de l’écrire sous forme de roman. Il y a des raisons personnelles aussi ; j’avais envie de dédier à ma fille, qui a 12 ans, un livre qui serait un peu moins périssable, peut-être, qu’un essai d’actualité.

Qui, des deux personnages principaux du roman, vous intéressait le plus lorsque vous avez commencé à l’écrire : Vladislav Sourkov, le conseiller politique de Vladimir Poutine qui a inspiré votre personnage de Vadim Baranov, ou le président russe lui-même ?

Les deux, surtout la relation entre les deux. Baranov, dont le vrai modèle est en effet Sourkov — bien que je l’aie radicalement transformé par rapport à son modèle réel (et c’est pour ça que j’ai changé son nom) —, c’est quelqu’un, dans la fiction et la réalité, de très différent des personnages qui entourent Poutine généralement — surtout des anciens du KGB ou des hommes d’affaires. C’est quelqu’un qui a cette dimension un peu d’artiste, une sorte d’artiste de la réalité qui vient du théâtre et de la télévision et qui va interpréter son rôle auprès de Poutine un peu comme une performance artistique.

Je pense que ce sont deux personnages qui se complètent assez parce que Poutine représente un certain type de force qui se reconnecte très bien à la tradition des souverains russes et des tsars soviétiques — il envahit des pays, il envoie ses chars pour conquérir ou reconquérir des territoires —, alors que Baranov est quelqu’un qui est complètement à l’aise dans cette dimension de narrations qui s’entrecroisent, qui peuvent se contredire, qui créent tout un théâtre, justement, de personnages véritables et faux, de manipulation. Et donc, il apporte à Poutine quelque chose qu’il n’a pas.

Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à la politique ?

J’ai été un peu immergé là-dedans depuis le tout début. Mon père était économiste, j’ai grandi en dehors de l’Italie et quand nous sommes rentrés à Rome, mon père a été victime, quand j’avais 12 ans, d’un attentat terroriste auquel il a survécu. Donc j’ai été initié à la politique — et à la violence politique — très tôt. D’aussi loin que je me souvienne, ça a toujours fait partie de ma vie et ça m’a énormément passionné.

Vous écrivez que Moscou est « la plus triste et la plus belle des grandes capitales impériales », en plus de dépeindre avec une grande précision dans le roman certaines particularités russes. D’où vous vient cette connaissance de la Russie ?

J’ai débarqué à Moscou un peu par hasard, quand j’étais adjoint du maire de Florence pour la culture, pour un festival de cinéma italien, en 2011. Cette sorte d’énergie noire de la ville qui émane du sang, le lustre fossilisé du Kremlin, les architectures staliniennes, tout ça m’a énormément frappé. J’y suis retourné après et bien que je n’y aie pas passé beaucoup de temps, je suis un peu entré en résonance avec cet endroit. C’est un endroit qui m’a fait peur aussi, mais en même temps, on est attiré par les choses qui nous font peur.

Une rencontre avec Giuliano da Empoli est prévue ce samedi à la librairie Gallimard (3700, boulevard Saint-Laurent), à 17 h.

Le mage du Kremlin

Le mage du Kremlin

Gallimard

288 pages