« Demain est un projet à long terme / quand on sait ce que vivre / contient d’arrachement », écrit Emmanuelle Riendeau dans Domaine du Repos, une oraison funèbre pour son père, pleine des sentiments contradictoires que provoque la mort d’un proche magnifiquement imparfait.

En 2018, Emmanuelle Riendeau faisait irruption (l’expression n’est pas choisie au hasard) sur la scène poétique avec Désinhibée, et rarement un recueil avait-il aussi bien porté son titre. Après s’être fait remarquer lors de plusieurs soirées de lecture grâce à ses performances qu’elle semblait livrer avec la crainte absolue que qui que ce soit reparte en parlant de quelqu’un d’autre qu’elle, la poète laissait deviner à l’écrit une indéniable vulnérabilité, mais la camouflait sous une épaisse odeur de bière pas chère et plusieurs couches de forfanterie.

Avec Domaine du Repos, Emmanuelle Riendeau prend un pas de recul et revient sur le territoire de ses origines, un peu comme si, après avoir beuglé Illégal et fait mille bêtises dans les rues de Montréal, la bum expliquait pourquoi ça hurle et ça brûle à ce point en dedans. Pèlerinage sur les lieux de sa grise enfance drummondvilloise, journal du dépérissement d’un homme qui ne s’accordait aucun répit, enquête sur les raisons pour lesquelles quelqu’un s’entête à tenter de se désaltérer quand il sait le bain troué : ce livre interroge la possibilité même de ne pas rentrer dans le rang sans se sacrifier, ainsi que celle de s’arracher à la dureté de son milieu, sans s’arracher à soi-même.

Des poèmes plus longs, au souffle narratif, sont ainsi entrecoupés de brefs blocs de quelques vers, dignes d’être gravés sur les murs des toilettes du bar près de chez vous (« de quel effondrement parle-t-on / lorsqu’il n’y a jamais eu d’empire »). Dégagée des effets de manche du franglais, la langue de Riendeau procure de ces vertiges propres à l’aphorisme, tout en empruntant au vocabulaire du quotidien, du catholicisme et de la radio FM.

Hommage au père ? D’une certaine manière. Sans tracer un portrait flatteur du « fou du Domaine » qu’a été son paternel, sa fille n’ignore pas que « c’est un jeu / intenable / nous idolâtrons / les morts / idéalisons la perte ». Dépositaire d’une « tragédie héréditaire », il ne lui reste qu’à « prier par acharnement / un chapelet accroché au rétroviseur / une grosse entre les cuisses / pour que les patterns parentaux / ne prennent pas leurs aises / entre nos résolutions / friables ».

Mais nous sommes ici en poésie, pas dans un livre de croissance personnelle, et c’est ainsi qu’Emmanuelle Riendeau refuse de vider ses quarante onces dans l’évier et choisit plutôt de prendre, par-delà son départ, un dernier verre avec son père, héroïque doigt d’honneur aux doux étranglements de l’obéissance programmée.

« Nous courons dans les rues / arrachons les bracelets / coupons les cartes d’identité », proclame-t-elle comme dans un songe où la mort représenterait la rupture ultime d’avec cette société qui alimente la honte chez ceux qui refusent d’adhérer. Qu’est-ce que ça peut ben faire si elle ne veut ni vivre la vie de son père ni celle qui consiste à se lever chaque matin pour se taire ?

Domaine du Repos

Domaine du Repos

Éditions du Noroît

128 pages

8,5/10