D’un côté, un essai personnel, signé Alice Zeniter : Toute une moitié du monde. De l’autre, un roman : Le salon, d’Oscar Lalo. Tous deux nous font réfléchir à la transmission de la littérature ; à ces grands classiques qui peuvent aiguiller une vie, dans un sens ou dans l’autre. Et tous deux croient au rôle des « intermédiaires », indispensables pour découvrir ces livres qui ont le pouvoir de changer une vie. Nous avons parlé aux deux auteurs.

« Je ne saurai jamais comment j’aurais pu être femme si j’avais grandi avec d’autres lectures », écrit Alice Zeniter dans Toute une moitié du monde.

PHOTO PASCAL ITO, FOURNIE PAR FLAMMARION

Alice Zeniter

Comment grandir et se projeter lorsqu’on est modelé par une littérature « saturée de personnages masculins », où les figures féminines répondent souvent à des stéréotypes bien ancrés ? demande l’écrivaine française dans cet essai qui s’appuie à la fois sur des études, des rapports et son expérience personnelle.

« En France, à partir du moment où on a fait des études de lettres, on a forcément lu Madame Bovary, par extraits ou en entier, explique-t-elle en entrevue par vidéoconférence. Un livre qui nous parle de ce que ça fait à Emma Bovary d’avoir lu trop de romans d’amour. […] Mais jamais on ne m’a posé la question de ce que ça me fait, à moi, de lire tellement d’histoires comme Madame Bovary, à savoir des histoires de femmes qui cherchent l’amour hors du mariage et qui en meurent. »

À son avis, non seulement les livres nous marquent, mais ils nous donnent aussi des cadres et forment nos désirs. Depuis qu’elle a fait ce constat, Alice Zeniter exerce une « curiosité têtue » pour rechercher, dans ses lectures, des personnages de femmes riches et complexes qui sortent des modèles avec lesquels elle a grandi pendant des années.

Elle montre par ailleurs dans son essai comment le monde qui existe dans les livres constitue une forme d’éducation sur la société.

On va en ramener une sorte de hiérarchie des existences : une valorisation de certaines existences qui valent la peine d’être racontées et, au contraire, une diminution de certaines existences à qui on n’a jamais accordé plus de quelques lignes ou un statut de figure de second plan.

Alice Zeniter

D’où l’importance, à son avis, d’avoir des femmes à des postes importants dans le milieu de l’édition, pour favoriser la publication et la mise en avant d’autres formes de récit. Mais également d’un système d’intermédiaires entre un livre et son lectorat (libraires, bibliothécaires, professeurs, groupes de lecteurs...), « qui nous aiguillent vers des textes un peu plus confidentiels, des formes plus inhabituelles ».

« Une fenêtre vers l’immensité »

C’est d’ailleurs un libraire qui sert d’intermédiaire à Oscar Lalo dans son roman Le salon. À travers un autre titre de Gustave Flaubert, justement — La tentation de saint Antoine —, ce libraire parvient à « donner la vie » au narrateur, un homme sans nom et sans passion qui trouve le livre par hasard dans un bac à 1 euro.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Oscar Lalo

Pourquoi avoir choisi cette œuvre de Flaubert ? « Parce que c’est un des livres les plus illisibles qui soient », explique l’écrivain suisse en entrevue, lors d’un bref passage à Montréal, fin septembre. « Donc c’était très intéressant pour moi qu’un truc imbitable devienne à la fois un objet de frustration et de délivrance. »

Grâce à ce livre déposé sur le trottoir en face d’une librairie de quartier, le narrateur fait connaissance avec un libraire taciturne au premier abord, mais qui lui ouvre lentement les portes vers un monde insoupçonné. Préférant les séries télé aux livres, le narrateur découvre une nouvelle facette de l’existence à travers « cette fenêtre vers l’immensité » qu’est la littérature, pour reprendre ses propres mots, lorsqu’il se retrouve à enseigner le livre à un coiffeur par un concours de circonstances plutôt cocasse.

J’ai voulu tenter une approche non académique de la transmission de la littérature. Il me fallait un lieu qui soit aux antipodes de la salle de classe — donc le salon de coiffure — et un personnage aux antipodes du professeur — le libraire.

Oscar Lalo

En fait, c’est sa propre histoire d’amour avec les livres qu’a transposée l’ancien avocat dans ce petit roman poétique qui sonde le pouvoir immense de la littérature. Lui qui possède une collection de 12 000 livres chez lui, dans les environs de Genève, ne passe pas une journée sans lire : un classique, une œuvre contemporaine, un essai politique…

Mais il y a un moment pour un livre et une personne de se rencontrer, à son avis. À commencer par les classiques, qui nous sont présentés dans le parcours scolaire « trop tôt, sous forme de devoir, d’injonction, fragmentés ». Et qu’il a découverts sous un nouveau jour en les relisant beaucoup plus tard. Peut-être est-ce bien lui, en somme, qui s’exprime à travers le libraire du Salon en lui faisant dire que « l’autodidaxie est la meilleure école » ?

Toute une moitié du monde

Toute une moitié du monde

Flammarion

240 pages

Le salon

Le salon

Plon

150 pages