La géographie intellectuelle du Québec est en pleine redéfinition. Dans cette série, notre collaborateur Jérémie McEwen nous présente des essayistes qui pensent le monde contemporain.

« L’opposition officielle, c’est la littérature. » C’est ce que disait Pierre Lefebvre à son équipe alors qu’il dirigeait la revue Liberté. La littérature sera toujours dans l’opposition de la marge, selon lui, parce qu’elle a pour fonction de faire respirer l’ambiguïté des choses, par-delà le rôle strictement communicationnel et efficace du langage.

Le protagoniste de son court texte, Le virus et la proie, un hybride entre essai et monologue de théâtre, nous raconte comment il sent qu’il n’aura jamais accès à « Monsieur », au sommet du gouvernement. Il décide néanmoins de lui écrire, parce qu’écrire est son seul pouvoir, dirait-on, un pouvoir de la subversion qui outrepasse l’opposition binaire, mais qui par là justement ne pénètre jamais vraiment les structures du pouvoir officiel. Allez demander à Catherine Dorion. Elle a claqué la porte malgré ses nobles tentatives de faire entrer un peu de poésie à l’Assemblée nationale et Lefebvre m’a dit avoir admiré le discours sur la solitude de la députée en chambre, son premier d’il y a quatre ans, ainsi que le sens de l’image de Manon Massé et ses pogos plus ou moins dégelés dans la boîte.

Bien loin de ça, l’optique managériale flirtant avec la novlangue semble fonder presque tous les discours politiques de nos jours, ce qui masquerait mal, selon Lefebvre, l’effet délétère très concret de moult politiques publiques sur nos vies. On peut plier et replier les mots sur eux-mêmes tant qu’on voudra pour les rendre digestes et dignes d’« acceptabilité sociale », sur la valeur d’une personne aînée comme « modèle » et de ses « proches aidants » pour la « cohésion sociale », par exemple. N’empêche, une succession de lois bien réelles ont créé le système des CHSLD et le poids énorme qu’il rejette sur l’individu pour qu’une parcelle de dignité demeure au bout de la route de ceux qui souffrent chroniquement.

Avec Lefebvre, on peut se poser la question : qu’arriverait-il si nous prenions vraiment acte du fait qu’un texte de loi, avant toute application qui se voudrait absolue et objective, est d’abord un objet littéraire, et que sa polysémie est son sens le plus strict, comme pour tout texte écrit ?

En le lisant, j’ai fait des parallèles avec deux penseuses déjà citées dans la présente série, Valérie Lefebvre-Faucher (qui dirige aujourd’hui Liberté) et Frédérique Bernier (prix essai du Gouverneur général 2020), et Lefebvre y a acquiescé au téléphone. On le groupe avec la première, pour son insistance sur la nécessaire intégration d’une perspective littéraire dans la compréhension du judiciaire ; avec la seconde, pour sa volonté de faire du littéraire quelque chose qui ne se réduit pas au communicationnel.

Les puissants toujours justifiés

L’alter ego outré de Lefebvre dans le livre évoque ce moment où, en écoutant une publicité de Loto-Québec, il a crié d’incrédulité, au point que ses voisins l’ont entendu. J’ai pensé d’abord, en le lisant, à la vie en ville, dans un appartement modeste, où la proximité aux inconnus est inévitable. C’est que, dans la pub, le moyen privilégié pour atteindre le bonheur est plutôt de vivre en marge du groupe justement, dans son cocon étanche où les voisins n’existent presque pas, alors que la maison est devenue une bulle d’investissement qui mine la notion même de bien commun. Suivre le modèle, dans cette société-là, est docilement acheter le duplex, puis un jour le revendre, et surtout ne pas dépenser son profit, vite l’investir, puis mourir, comme la mère du protagoniste.

PHOTO DOMINICK GRAVEL, LA PRESSE

Pierre Lefebvre

Dans ses pages, c’est La cigale et la fourmi de La Fontaine qui est souvent évoquée, alors que le texte nous donne envie de danser avec les mots, tandis qu’au bout du fil, c’était Le loup et l’agneau qui était dans la bouche de Lefebvre. « La raison du plus fort est toujours la meilleure », écrit La Fontaine : peu importe la valeur des arguments de l’un, les puissants seront toujours justifiés d’ignorer les arguments des plus faibles avant de les écraser.

Pour Lefebvre, l’essai, le littéraire libre, c’est ce par quoi se pense encore le lien entre les choses, loin de la division excessive des savoirs et du travail. C’est là qu’il est encore possible pour tous de se rencontrer et de se reconnaître.

Toutefois, l’essayiste n’est pas naïf : « si l’art avait le pouvoir d’améliorer vraiment les choses, à coups de grandes œuvres, ce serait fait, tellement il y a eu de grandes œuvres », lues et vues par tant de personnes au sommet. C’est alors l’art lui-même (qu’il soit littéraire ou autre d’ailleurs, ajoutons-le) qui devient un lieu de déconstruction des structures allergiques au vrai rassemblement des gens au-delà des slogans et des coquilles vides qui font marquer des points.

Au lendemain d’élections québécoises qui ont cherché tout du long qui était l’opposition officielle à un certain Monsieur, il semblerait qu’un petit essai tonifiant et iconoclaste ait trouvé. Il ne se gêne pas d’adopter un ton familier près du rythme de la rue, scandé presque comme un discours crié aux portes du Parlement, et dans sa forme même il accouche de la réponse à la seule vraie question que se posait le Québec pendant le dernier mois.

Le virus et la proie

Le virus et la proie

écosociété

80 pages