(Paris) L’écrivaine Annie Ernaux, qui a remporté jeudi le prix Nobel de littérature, a produit, par le biais d’une œuvre essentiellement autobiographique, une remarquable radiographie de l’intimité d’une femme qui a évolué au gré des bouleversements de la société française depuis l’après-guerre.

Prix Renaudot en 1984 pour La place et finaliste du prestigieux prix Booker international en 2019, cette professeure de littérature à l’Université de Cergy-Pontoise a écrit une vingtaine de récits dans lesquels elle dissèque le poids de la domination de classes et la passion amoureuse, deux thèmes ayant marqué son itinéraire de femme déchirée en raison de ses origines populaires.

Écrivaine revendiquée de gauche, Annie Ernaux se nourrit de la sociologie bourdieusienne dont la découverte dans les années 70 lui permet d’identifier le « mal-être social » qui la ronge dès son entrée dans une école privée dans les années 50.

Née en 1940, elle vit jusqu’à ses 18 ans dans le café-épicerie « sale, crado, moche, dégueulbif » de ses parents à Yvetot en Haute-Normandie, dont elle va s’extraire grâce à une agrégation de lettres modernes obtenue à force d’un travail intellectuel intense.

Des Armoires vides (1974) aux Années (2008), cette grande et belle femme blonde va suivre une trajectoire d’écriture qui la conduit d’un premier petit roman âpre et violent à cette généreuse autobiographie historique.

Dans Les armoires vides, son héroïne décrit avec rage les deux mondes incompatibles dans lesquels elle évolue lors de son adolescence : d’un côté, l’ignorance, la crasse, la vulgarité des clients ivrognes, les petites habitudes minables de ses épiciers de parents et de l’autre « la facilité, la légèreté des filles de l’école libre » issues de la petite bourgeoisie.

« Écriture plate »

Au fil des récits tous publiés chez Gallimard, l’auteure va réparer la trahison qu’elle estime avoir commise envers ses parents en leur consacrant un portrait réconcilié dans La place et Une femme (1988).

Son style clinique, dénué de tout lyrisme fait l’objet de nombreuses thèses. Par cette « écriture plate », elle convoque l’universel dans le récit singulier de son existence. Abandonnant très rapidement le roman, elle renouvelle le récit de filiation et invente l « autobiographie impersonnelle ».

Avec Les années, elle évoque sa vie pour tracer le roman de toute une génération, celle des enfants de la guerre marqués par l’existentialisme dans les années 50 et la libération sexuelle. À travers l’allusion à des objets, des mots, des chansons, des émissions de télévision, elle restitue une vérité de son temps.

En 2022, elle reprend ce récit avec des dizaines de films familiaux tournés par son ancien mari entre 1972 et 1981. Les années super 8 sont présentés à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes.

« Je me considère très peu comme un être singulier, mais comme une somme d’expériences, de déterminations aussi, sociales, historiques, sexuelles, de langages et continuellement en dialogue avec le monde (passé et présent) », écrit-elle dans L’écriture comme un couteau.

Dès lors, l’écriture devient un moyen d’atteindre et de dire avec authenticité l’expérience intime de sa condition féminine modelée par Simone de Beauvoir : son dépucelage raté dans La honte (1997) puis dans Mémoire de filles (2018), son avortement illégal vécu en 1963 comme une émancipation sociale dans L’événement (2000), l’échec de son mariage dans La femme gelée (1981) ou encore son cancer du sein dans L’usage de la photo (2005).

Jugée par ses détracteurs comme une écrivaine obscène et misérabiliste, elle choque par la description crue de l’aliénation amoureuse dans Passion simple (1992).

« Une femme qui écrit »

Installée depuis 1977 à Cergy-Pontoise, elle a consacré de nombreux écrits sur cette ville nouvelle de banlieue parisienne décrivant la vie de ses semblables qu’elle croise dans les supermarchés ou le RER. Dans Le journal du dehors (1993), La vie extérieure (2000) ou Regarde les lumières mon amour (2014), elle fait entrer en littérature des sujets banals, toujours avec cette même rigueur d’ethnographe. En 2021, elle apparaît dans J’ai aimé vivre là, un film documentaire consacré à Cergy.

Octogénéraire, elle connaît une forte exposition médiatique avec l’adaptation au cinéma de L’événement (Prix Lumières et Lion d’Or à Venise) et de Passion simple.

Cette auteure du XXe siècle qui affirmait en 2022 se « sentir un peu illégitime dans le champ littéraire » demeure une référence pour toute une nouvelle génération d’artistes et d’intellectuels. Véritable icône féministe pour plusieurs générations, Annie Ernaux a confié à l’AFP en mai simplement se sentir « femme. Une femme qui écrit, c’est tout ».